Vers «l’escalade de la violence» et «la peur de manifester»? La nouvelle doctrine de maintien de l’ordre inquiète

Le ministère de l’Intérieur a publié un document synthétisant la nouvelle doctrine de maintien de l’ordre. De quoi améliorer la sécurité des manifestants comme des policiers? Certainement pas, selon François Boulo, l’avocat Gilet jaune, qui n’y voit que la validation d’un schéma qu’il juge dangereux. Il a confié ses inquiétudes à Sputnik.
Sputnik

«L’infiltration plus systématique de casseurs au sein des cortèges a conduit les forces à adapter leur doctrine de gestion des manifestations.» Se souviendra-t-on de Gérald Darmanin comme un ministre de l’Intérieur réformateur de la police? S’il est trop tôt pour le dire, le nouveau «Schéma national du maintien de l’ordre» a été rendu public le 16 septembre. Pour François Boulo, avocat et porte-parole des Gilets jaunes à Rouen, pas de révolution en vue:

«Ce document n’est que la validation des pratiques policières observées dans le maintien de l’ordre ces derniers mois en France. Le changement de doctrine avait déjà été opéré pendant l’hiver 2018-2019 et les manifestations des Gilets jaunes.»

D’après l’avocat, c’est à ce moment que la police a commencé à ne plus se tenir loin des manifestants, mais à aller «au contact», au motif d’interpeller les éléments les plus violents.

De nouvelles sommations

Le locataire de la place Beauvau assure que le but de la nouvelle doctrine n’est pas de balayer «la longue tradition du maintien de l’ordre à la française», mais de «compléter la palette des tactiques à mettre en œuvre pour concilier [nos] deux objectifs prioritaires: permettre à chacun de s’exprimer librement dans notre pays et dans les formes prévues par le droit et empêcher tout acte violent contre les personnes et les biens à l’occasion des manifestations.»

Les mouvements sociaux qui secouent la France, notamment depuis l’avènement des Gilets jaunes en novembre 2018, ont attiré l’attention sur les techniques de maintien de l’ordre. Semaine après semaine, les centaines de blessés du côté des manifestants, mais aussi de la police, les polémiques qui en ont découlé, ont poussé l’exécutif à apporter des modifications à l’action des forces de l’ordre.

Le document s’axe sur plusieurs priorités. Tout d’abord, «le développement de l’information des organisateurs et des manifestants en amont et pendant les manifestations afin de faciliter leur déroulement.» Une équipe de policiers placée sous l’autorité du directeur du service d’ordre (DSO) –responsable des missions relatives au maintien de l’ordre– sera désormais chargée de «faciliter le déroulement de la manifestation par une interaction avec les manifestants.»

Pour ce faire, les fonctionnaires de police bénéficieront de nouveaux matériels, comme des haut-parleurs de forte puissance ou des panneaux à message variable. «Seront également exploités les moyens modernes de communication, de type réseaux sociaux ou envoi de SMS groupés», explique le document. De nouvelles sommations seront également utilisées. Désormais, sera ajoutée la phrase «quittez les lieux» en plus des traditionnelles indications, pour «exprimer plus clairement ce qui est attendu de la part des manifestants.»

«Je ne vois pas la nouveauté là-dedans. Les policiers étaient déjà en contact avec les organisateurs. Tout ceci fait partie d’un habillage visant à convaincre que les forces de l’ordre feront plus de prévention et communiqueront davantage», rétorque François Boulo.

Reste encore à savoir si le dialogue de sourds entre autorités et manifestants prendra véritablement fin:

«Nous savons tous que l’on assiste à une montée de la radicalité dans les manifestations. Le système politique actuel est de plus en plus rejeté et les autorités n’écoutent pas les mouvements pacifiques. De plus en plus, de gens estiment donc qu’il faut monter d’un cran dans la violence pour produire des effets», souligne François Boulo.

De plus, Me Boulo estime que la mesure ne prend pas en compte la réalité du terrain: «Je ne dis pas que j’approuve, mais cela est compréhensible. Certains viennent dans les manifestations pour casser et s’affronter avec la police. Ce n’est pas la communication avec les organisateurs qui va changer ça», poursuit le Gilet jaune.

​Toujours dans un but de transparence, toutes les unités porteuses d’un uniforme devront avoir un marquage dans le dos pour permettre leur «identification», un point qui a été à la base de plusieurs polémiques lors de manifestations. Les contestataires reprochaient en effet aux policiers de ne pas être clairement identifiés.

La nasse, une pratique «dangereuse»?

Gérald Darmanin souhaite de la «réactivité» et de la «mobilité» afin de neutraliser et appréhender les auteurs de violence durant les manifestations. Les controversées brigades de répression de l’action violente motorisée (BRAV-M), lancées par la préfecture de police de Paris, ne sont pas prêtes de disparaître. Ces unités de policiers embarqués sur des motos de grosse cylindrée sont critiquées par de nombreux manifestants, qui y voient un symbole de répression policière. Elles ont été accusées de prendre la succession des voltigeurs motocyclistes, tristement célèbres pour avoir été dissous après leur implication dans la mort de Malik Oussekine, jeune étudiant de 22 ans, en 1986 à Paris.

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Un mauvais choix dans la stratégie du maintien de l’ordre, pour François Boulo, qui assure que «si les policiers restent éloignés, vous aurez ici ou là de la casse matérielle, mais pas d’affrontements.» Le Gilet jaune se base sur son expérience des manifestations rouennaises, où il assure «qu’à chaque fois que les policiers sont restés à distance, les dégâts n’ont été que matériels.» Ce qu’il «n’approuve pas», précise-t-il.

Au contraire, «quand les forces de l’ordre s’approchent, c’est l’escalade de la violence, les affrontements et les blessés graves». D’après l’avocat, «le but est de dissuader les gens de manifester».

​Le ministère de l’Intérieur stipule qu’en plus des BRAV-M, «des unités spécialement constituées disposant d’un grand pouvoir de mobilité peuvent être mises sur pied afin d’être en mesure d’intervenir successivement sur des points relativement éloignés». «Ces unités voient leur commandement assuré par des cadres rompus à ces techniques. Elles bénéficient de formations adéquates, tant pour leurs propres modes d’action que pour leur interopérabilité avec les unités de forces mobiles», précise le document. Une «contribution grandissante des unités hors unités de forces mobiles», les CRS et les gendarmes mobiles, est de surcroît au menu.

Manifestants pris au piège?

François Boulo s’inquiète que le document fasse «mention avec les précautions sémantiques d’usage» de «la nasse», ce dispositif très controversé d’encerclement des manifestants. «Sans préjudice du non-enfermement des manifestants, condition de la dispersion, il peut être utile, sur le temps juste nécessaire, d’encercler un groupe de manifestants aux fins de contrôle, d’interpellation ou de prévention d’une poursuite des troubles. Dans ces situations, il est systématiquement laissé un point de sortie contrôlé aux personnes», note le document du ministère de l’Intérieur.

L’avocat rouennais donne une autre version:

«La réalité d’une nasse est celle d’un encerclement pour les manifestants qui propose un point de sortie tellement petit et filtré qu’à supposer que des gens puissent sortir, cela prendra tellement de temps que la situation virera au chaos. Ensuite vient la pluie de gaz lacrymogène et les gens deviennent dingues. C’est la montée de la violence assurée. La pratique de la nasse est très dangereuse.»

Du côté de l’armement des policiers, des modifications vont avoir lieu. Le modèle de grenade à main (GMD) est remplacé depuis septembre par un nouveau modèle réputé moins dangereux, la grenade à éclats non létaux (GENL). Le document du ministère de l’Intérieur précise que depuis janvier dernier, la très redoutée grenade GLI-F4, à l’origine de plusieurs graves blessures chez des manifestants, a été laissée de côté pour le modèle GM2L, «qui ne contient pas d’explosifs».

Un superviseur LBD

Quant au fameux lanceur de balles de défense (LBD), lui aussi au cœur de la polémique pour avoir été à l’origine de sérieuses mutilations chez plusieurs manifestants, dont près d’une vingtaine ont perdu un œil, le ministère de l’Intérieur assure que son utilisation sera mieux encadrée. Les policiers qui utilisent cette arme seront dorénavant sous la responsabilité d’un «superviseur»:

«Pour tout tireur équipé de LBD 40 au sein d’une unité constituée engagée au maintien de l’ordre, hors le cas de la légitime défense, un superviseur sera désigné, chargé d’évaluer la situation d’ensemble et les mouvements des manifestants, de s’assurer de la compréhension des ordres par le tireur et de désigner l’objectif. Ce dispositif sera évalué après une année de mise en œuvre», indique le document.

Il rappelle également qu’une instruction du 23 janvier 2019 vise à doter dans la mesure du possible les utilisateurs de LBD d’une caméra-piéton «ou de prévoir un binôme porteur de LBD/porteur de caméra (le superviseur désormais) et d’inviter, dans tous les cas, les porteurs de caméra à enregistrer les conditions dans lesquelles le LBD a été utilisé».

«Qui va contrôler? Le superviseur LBD sera policier», lance François Boulo, qui ne croit guère à cette mesure du fait qu’un fort «corporatisme règne au sein de la police».

«Le seul moyen de mettre fin à l’impunité policière serait une réforme profonde, notamment de l’Inspection générale de la Police nationale (IGPN). Il faut une institution neutre et objective quand il s’agit de sanctionner les forces de l’ordre et non pas des policiers qui jugent des policiers», ajoute l’avocat.

Enfin, les journalistes occupent une place de choix dans le «Schéma national du maintien de l’ordre». On ne compte plus les reporters qui ont affirmé avoir été victimes de violences policières durant les manifestations qui secouent le pays depuis l’automne 2018. En décembre 2019, Reporters sans frontières décidait de porter plainte avec treize journalistes s’estimant victimes de violences policières pendant les manifestations des Gilets jaunes.

Cinq fonctionnaires blessés suite à un choc brutal de deux équipages de police à Paris

Le ministère de l’Intérieur assure qu’il est «nécessaire d’assurer une prise en compte optimale des journalistes et de protéger ainsi le droit d’informer». Pour ce faire, il mise sur une collaboration «fondée sur une meilleure connaissance mutuelle». «Un officier référent peut être utilement désigné au sein des forces et un canal d’échange dédié mis en place, tout au long de la manifestation, avec les journalistes, titulaires d’une carte de presse, accrédités auprès des autorités», précise le document. Qu’en sera-t-il alors des journalistes ne disposant pas de carte de presse, nombreux dans la profession?

La nouvelle doctrine précise également que les journalistes ont le droit de «porter des équipements de protection», «dès lors que leur identification est confirmée et leur comportement exempt de toute infraction ou provocation». La place Beauvau rappelle cependant que les journalistes «dès lors qu’ils sont au cœur d’un attroupement» doivent «comme n’importe quel citoyen, obtempérer aux injonctions des représentants des forces de l’ordre en se positionnant en dehors des manifestants appelés à se disperser». Un point très problématique pour François Boulo:

«Les journalistes sont les bienvenus sauf au moment où les forces de l’ordre s’apprêtent à engager la force et où nous avons le plus besoin d’eux pour rapporter d’éventuels usages excessifs de cette force.»

Tout le monde est prévenu: la saison 2020-21 sera rude.

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