La crise du Covid-19 aurait-elle freiné l’essor du mouvement écologiste au Canada?
Il paraissait pourtant avoir fière allure, il y a presque un an. Elle avait rassemblé 50.000 personnes: le 27 septembre 2019, à l’occasion de la grève mondiale pour le climat, une marche qualifiée «d’historique» se déroulait à Montréal. Du jamais vu dans l’histoire canadienne. «Nous sommes en train de changer le monde», avait alors lancé Greta Thunberg dans son discours, une invitée d’honneur qui aura presque fait de l’ombre au Premier ministre canadien, Justin Trudeau, lui aussi présent à cet événement.
L’euphorie semble désormais avoir laissé place à un sentiment de lassitude parmi les écologistes.
«On a atteint un mur. Le momentum [la dynamique, ndlr] de nos actions a été perdu, notre adrénaline, coupée, et notre écoanxiété, augmentée. Ce sentiment d’impuissance que j’ai réussi à dominer en m’impliquant dans un mouvement de pression grandissant, en lequel j’avais espoir, revient avec toute sa lourdeur», confie au Huff Post Québec Isabelle Grondin-Hernandez, jusqu’à récemment porte-parole de la Coalition étudiante pour un virage environnemental et social.
Commandé par l’Institut économique de Montréal et réalisé par la firme IPSOS, un récent sondage indique que le mouvement écologiste pourrait avoir surestimé son envol. Les changements climatiques arrivent au troisième rang des préoccupations des Canadiens et seulement 14% d’entre eux estiment qu’ils sont leur première priorité. De plus, 61% des Canadiens disent ne pas vouloir ou être en mesure de payer plus d’impôts pour lutter contre les changements climatiques.
Les changements climatiques au 3e rang des priorités des Canadiens
Ces résultats ne surprennent guère Germain Belzile, économiste bien connu au Canada et chercheur associé à l’Institut économique de Montréal, un think tank indépendant basé dans la métropole québécoise. M. Belzile est aussi maître d’enseignement à l’École des hautes études économiques (HEC) de Montréal.
«Il y a un certain effet Covid et on le voit surtout dans les résultats concernant les enjeux les plus importants pour les Canadiens. On voit que la santé est au premier rang des préoccupations dans le contexte de la pandémie. […] Le deuxième enjeu le plus important est l’économie et l’emploi, alors que l’on se remet d’une récession et que le chômage est élevé», constate-t-il.
Ces dernières années au Canada, plusieurs organisations et partis politiques écologistes ont milité pour restreindre l’expansion de l’industrie des sables bitumineux en Alberta, première source de pétrole du pays. 98% du pétrole canadien connu se trouve concentré dans cette province de l’Ouest, mais les méthodes utilisées pour l’extraire sont jugées très polluantes.
Avec les revendications territoriales de nations autochtones, les pressions écologistes ont mené à l’abandon de plusieurs projets de pipeline, dont dépend l’avenir de l’industrie des sables bitumineux. Province enclavée, l’Alberta aurait besoin de nouveaux oléoducs pour acheminer son pétrole dans l’Est canadien, aux États-Unis et l’exporter vers d’autres continents. Les querelles autour du pétrole ont fini par engendrer d’importantes tensions entre l’Alberta et d’autres provinces comme le Québec, perçu comme beaucoup plus écologiste. Le Premier ministre québécois, François Legault, a déjà parlé de «pétrole sale» pour critiquer cette industrie, ce qui avait soulevé un tollé en Alberta.
Le pétrole en toile de fond des tensions interprovinciales
Pourtant, le sondage d’IPSOS indique que 71% des Québécois préfèreraient importer du pétrole de l’Alberta plutôt que de l’étranger. Une augmentation de 6% par rapport à 2019. Germain Belzile explique ce décalage en évoquant une «déconnexion» entre le discours véhiculé dans les médias et l’opinion publique. 49% des Canadiens estiment aussi que l’oléoduc est le moyen de transport le plus sûr pour le pétrole.
«Les environnementalistes monopolisent plus ou moins le débat dans les médias. Les gouvernements font tout ce qu’il faut pour ne pas s’aliéner une toute petite partie de l’électorat. Les politiciens adoptent un discours très axé sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre, etc., mais dans les faits, ils ne font pas grand-chose, car ils voient les résultats des mêmes genres de sondage», observe l’économiste à notre micro.
En février 2020, le Canada a été plongé dans une crise politique quand des militants autochtones et écologistes décidèrent de bloquer des tronçons de voies ferrées pour protester contre la construction d’un nouvel oléoduc dans l’Ouest. Une situation qui a beaucoup contribué à amplifier ce que l’on appelle le «sentiment d’aliénation» des provinces de l’Ouest, et en particulier de l’Alberta. Aujourd’hui, 63% des Canadiens jugent qu’il est plus difficile de faire approuver un projet de pipeline au Canada que dans un autre pays producteur de pétrole, toujours selon le même sondage IPSOS.
Un mouvement en faveur de l’indépendance de l’Alberta commence à prendre de l’ampleur, sur fond de crise économique liée à la pandémie et à l’absence de débouchés pour l’industrie pétrolière. Certains observateurs estiment qu’il s’agit essentiellement d’un moyen de mettre la pression sur le gouvernement fédéral, mais selon Germain Belzile, le mouvement indépendantiste albertain est réel et menace l’unité canadienne:
«Ce ne sont pas seulement des menaces. […] Actuellement, ce sont environ 35% des Albertains qui disent qu’ils voteraient aisément pour l’indépendance. Et ils sont plus de 50% à se dire ouverts à l’idée… […] C’est un phénomène qui va sauter au visage des Canadiens dans les prochaines années. De plus en plus de gens en Alberta se rendent compte qu’ils ne pourront pas développer leur secteur et ainsi rester beaucoup plus pauvres qu’ils pourraient l’être», conclut-il.