Les USA interdisent le vaccin russe contre le Covid-19 pour favoriser le leur

Alors que les États-Unis ont annoncé des sanctions contre un laboratoire russe à l’origine du premier vaccin contre le Covid-19, le Venezuela a décidé de se lancer dans la production de ce même sérum. «Spoutnik V» est-il menacé d’interdiction dans le monde? Décryptage.
Sputnik

Place au grand jeu géopolitique à l’heure du Covid-19. Après la guerre mondiale pour les masques et les respirateurs artificiels, on s’arrache désormais les vaccins… quitte à imposer des sanctions extraterritoriales. Le 26 août, le Department of Commerce américain (l’équivalent en France du ministère chargé du Commerce extérieur) a indiqué la mise en place de nouvelles sanctions, cette fois-ci contre cinq instituts russes de recherche, dont celui du ministère de la Défense, qui a participé au développement du vaccin «Spoutnik V».

Annoncé par Vladimir Poutine lui-même le 11 août, ce vaccin «efficace» contre le coronavirus ne fait pas que des heureux. Soupçonné par l’Administration américaine d’avoir travaillé à l’élaboration d’armes chimiques et biologiques, le 48e Institut central de recherche, situé à Serguiev Possad –dans la région de Moscou –, a donc été placé sur la liste de sanctions du Département du Commerce. En juin, ce laboratoire avait contribué au test de toxicité, sécurité, immunogénicité et efficacité de la protection du Spoutnik V.

La Russie en pole position de la course aux vaccins?

Alors que plusieurs pays ont manifesté leur intention de s’en procurer, le Venezuela souhaitant même le produire sur son sol, le lancement du vaccin a été reçu avec scepticisme par de nombreux responsables occidentaux. L’OMS (Organisation mondiale de la santé) a appelé à la prudence, soulignant que l’homologation d’un vaccin requérait des procédures rigoureuses. Pourtant, dès le 21 août, le directeur général du Fonds d’investissements directs russe a déclaré observer un «changement de ton significatif de la part de l’OMS», qui ne disposait pas initialement de toutes les informations, selon lui.

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Les États-Unis ont quant à eux immédiatement rejeté toute éventualité d’achat, le chef de cabinet de la Maison-Blanche, Mark Meadows, déclarant à Politico: «nous n’allons pas accepter les essais étrangers venant de Russie». Ce 28 août, Donald Trump a ainsi promis de «terrasser» le Covid-19 avec un vaccin «cette année» dont «des centaines de millions de doses seront rapidement disponibles». Selon l’OMS, cinq vaccins (trois occidentaux et deux chinois) sont en phase 3, soit la phase la plus avancée, qui consiste à tester auprès de milliers de personnes le rapport bénéfices/risques. L’organisme international estime que le vaccin russe est encore en phase 1, tandis que Moscou affirme qu’il est entré en phase 3 le 12 août.

Philippe Moreau-Defarges, ancien diplomate et auteur du livre Une histoire mondiale de la paix (Éd. Odile Jacob) estime que celui qui gagnera cette «course au vaccin» obtiendra un «prestige international formidable».

Des sanctions US pour favoriser le Big Pharma US?

Maria Zakharova, porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères, s’est émue de ces mesures:

«Ce qui nous indigne en premier lieu, c’est le fait que les sanctions visent les chercheurs et spécialistes qui ont travaillé sans répit ces derniers mois sur le développement du vaccin russe contre le Covid-19.»

La diplomate russe semble croire que l’objectif de Washington reste de favoriser les entreprises américaines. Une instrumentalisation que confirme maître Olivier de Maison Rouge, spécialiste du droit de l’intelligence économique et auteur de Penser la guerre économique: Bréviaire stratégique (Éd. VA Press, 2018).

«On s’inscrit complètement dans une lutte économique où l’Administration américaine, jusqu’à son Président, avait envisagé de racheter des vaccins produits à l’étranger. Ici en l’occurrence, ce n’est pas le recours qui a été choisi, mais bien –via le bras armé du Department of Commerce– l’interdiction d’importer, le fait de pouvoir donner le temps nécessaire à leurs propres laboratoires de développer un vaccin concurrent.»

Alors que de nombreux pays sont visés par les sanctions américaines –à commencer par la Russie –, la question que se pose le géopoliticien Moreau Desfarges, «c’est de savoir si ces sanctions sont extraterritoriales, c’est-à-dire si elles vont s’appliquer uniquement au territoire américain» ou bien ce que Washington a coutume d’appliquer ces dernières années, «l’extraterritorialité».

Les USA interdisent le vaccin russe contre le Covid-19 pour favoriser le leur

Évoquant un contexte de «guerre économique», Me de Maison Rouge confirme ce distinguo entre ces deux types de mesures, mais que la jurisprudence américaine tend à atténuer. Les «sanctions primaires» constituent des «lois d’embargo américaines» qui ne «s’appliquent en principe que pour le territoire américain pour des entreprises américaines». Les «sanctions secondaires» comportent quant à elles des amendes et interdictions, pour toute entreprise américaine ou étrangère, qui «se livre indirectement à des importations ou des réexportations de produits visés par les sanctions».

Concernant la sanction frappant le laboratoire, le média d’État américain Radio Free Europe/Radio Liberty affirme d’ailleurs explicitement que «la mesure impose de nouveaux régimes d’autorisation restrictive aux compagnies américaines qui souhaiteraient faire affaire avec les sociétés mises à l’index en Russie ou autre part».

Des sanctions applicables selon le bon vouloir de la Justice US

Les États-Unis vont-ils donc punir des États ou des entreprises qui achèteraient le vaccin russe? Les exemples français sont légion. Alstom, BNP Paribas, Le Crédit Agricole, la Société Générale ont tous été frappés d’amendes exorbitantes ou d’enquêtes anticorruption. Olivier de Maison Rouge prévient que les États-Unis «instrumentalisent leur droit à leur bénéfice exclusif de manière à contrarier des entreprises étrangères dans un contexte de guerre économique. C’est le rapport du faible au fort. Pour le coup, on est sur une hégémonie juridique». L’application de ces sanctions secondaires sera alors à la discrétion de la justice aux États-Unis:

«Les Américains ont tendance à interpréter les textes à leur avantage, par parfois des liens de rattachement territorial aussi ténus soient-ils, via le dollar ou via l’utilisation de messageries et d’e-mails délivrés par un service américain.»

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C’est ainsi que de manière indirecte, des entreprises européennes pourraient tout à fait être dans leur collimateur, et donc être sanctionnées, «ou à devoir justifier certains de leurs comportements au regard de ce bannissement». Les acheteurs de ce vaccin devront prendre leurs précautions en achetant ou échangeant des devises qui n’auront à aucun moment été échangées avec des dollars, et en plus, ne pas détenir de filiale chez l’Oncle Sam. Une méthode que notre interlocuteur qualifie de «découplage»:

«C’est effectivement s’affranchir de tout lien de rattachement –aussi ténu soit-il –, avec les services et les autorités américaines. Ça va très loin, ça veut dire s’affranchir du dollar, ça veut dire s’affranchir de l’utilisation des services électroniques, de tout produit ou conditionnement ou autres qui serait américain.»

Les victimes d’une telle hégémonie juridique disposent-elles du moindre recours? Peut-être celui d’une plainte devant l’OMC, la Russie et les États-Unis étant tous deux adhérents à l’Organisation mondiale du commerce, «censée être un organisme de régulation et puis surtout qui vante le libre-échange». Mais Olivier de Maison Rouge ne se fait pas non plus d’illusion sur le poids de l’organisation internationale, «en panne» face à Washington. Dénonçant un «jeu triste, caricatural et grotesque», Philippe Moreau-Defarges observe pour sa part que

«les États-Unis vont vouloir continuer à jouer ce rôle de gendarme du monde en punissant le laboratoire russe, c’est un jeu pathétique par certains côtés.»
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