Affirmer que la République démocratique du Congo (RDC) est devenue le «terrain de jeu» des groupes armés et des armées étrangères est un euphémisme. Non seulement le pays fait face à l’insécurité occasionnée par ces factions depuis déjà deux décennies, mais il doit aussi et surtout composer avec les armées des États limitrophes qui n’hésitent pas à faire des incursions sur son territoire au grand dam de la population. Sept des neuf voisins que compte la RDC sont pointés du doigt par les services de sécurité congolais, les communautés locales et les ONG: le Rwanda, le Burundi, l’Ouganda, la Zambie, la Centrafrique, le Soudan du Sud et l’Angola.
Si les motivations et les objectifs poursuivis par certains de ces États sont un secret de polichinelle, pour d’autres, les raisons de leur incursion en RDC restent floues.
Guerre secrète entre voisins des Grands Lacs
S’il y a une armée dont la présence en territoire congolais a régulièrement été signalée, c’est bien celle du Rwanda, les RDF (Forces de défense du Rwanda). Depuis la première invasion du Zaïre (actuelle RDC), en octobre 1996, à laquelle plusieurs pays de la région ont pris part et qui a mené à la chute du président Mobutu, le Rwanda a toujours voulu contrôler l’est de la RDC, notamment la région du Grand Kivu. Si les RDF ont officiellement quitté la RDC en 2002 à la suite de la signature des accords de paix, il n’en demeure pas moins que Kigali a mis en place une stratégie malicieuse qui lui permet de rester sur le territoire congolais via une constellation de groupes armés et d’obligés présents dans les FARDC (Forces armées de la RDC). Cet état de fait ne l’a pourtant pas empêché de continuer à déployer des hommes dans la région du Kivu (Est).
Pendant des années, le dessein poursuivi par le Rwanda était de se servir du Kivu comme guichet automatique des matières stratégiques et comme exutoire démographique. À cet objectif s’ajoute aujourd’hui un autre: la traque des «forces négatives» présentes à l’est de la RDC, dont les FDLR (Forces démocratiques de libération du Rwanda), mais aussi et surtout le CNRD (Conseil national pour le renouveau et la démocratie), la branche armée du Rwanda National Congress (RNC) du général Kayumba Nyamwasa, ancien chef d’état-major de l’armée rwandaise en rupture avec Paul Kagame.
Soutenu par l’Ouganda, qui est en froid avec le Rwanda depuis quelque temps –les deux pays s’accusent mutuellement de tentative de déstabilisation–, Kayumba, qui vit sous la protection des services secrets sud-africains depuis les tentatives d’assassinat dont il fait l’objet, figure sur la liste des «cibles» à neutraliser par Kigali. Depuis 2018, ses hommes opèrent à l’est de la RDC, ce qui justifierait la présence accrue des RDF dans le Kivu. À la suite des opérations menées par les FARDC avec le soutien secret des RDF, le CNRD a été délogé du territoire de Kalehe (dans le Sud-Kivu) et plusieurs de ses membres ont été arrêtés et tués.
Mais le conflit n’est pas pour autant terminé. Parce qu’au-delà de la rivalité qui oppose le régime de Kigali au CNRD, c’est une guerre de procuration qui ne dit pas son nom que se livrent le Rwanda, l’Ouganda et le Burundi à l’Est congolais. Par le passé, les trois pays étaient des alliés dans la déstabilisation et le pillage des ressources naturelles du Congo. Aujourd’hui, ils se font la guerre sur le sol congolais par proxys interposés, tout en y déployant des hommes et du matériel militaire.
La présence de la marine ougandaise a été signalée sur les eaux du lac Albert tandis que des soldats burundais ont été aperçus sur la plainte de la Ruzizi. À la différence du Rwanda, dont les velléités ont été précédemment relevées, celles du Burundi et de l’Ouganda semblent se limiter à «neutraliser» les groupes rebelles soutenus, pour certains, par leur adversaire rwandais et affaiblir l’influence du Rwanda dans l’Est congolais, tout en continuant à profiter de l’exploitation et de la contrebande des matières premières congolaises.
L’exemple de l’or relevé dans le dernier rapport du groupe d’experts de l’ONU est à ce point parlant. En se servant des données disponibles sur la production et le commerce d’or au Burundi, en Ouganda, en Tanzanie et au Rwanda, et en se fondant sur la fréquence et le volume d’or passé en contrebande de la RDC par le négoce régional, les centres de transit et au-delà, le groupe d’experts a noté que «la production artisanale enregistrée pour beaucoup de ces pays était faible, comparée à leurs exportations d’or». En utilisant les informations publiées par les autorités ougandaises, il a estimé que plus de 95 % de l’or exporté de l’Ouganda n’était pas d’origine ougandaise, en 2019. C’est dire...
Le silence troublant de Kinshasa
Fait pour le moins troublant: à Kinshasa, la présence des troupes étrangères, notamment celles de la région des Grands Lacs, est souvent occultée, voire niée, tant par les autorités politiques que par les FARDC. Il y a quelques jours, le porte-parole de l’opération Sukola II Sud-Kivu (qui ciblent notamment les FDLR), le capitaine Dieudonné Kasereka, a rejeté, dans une déclaration à la presse locale, l’information selon laquelle des éléments des armées rwandaise et burundaise opéraient en RDC.
«Aucun militaire étranger n’est signalé sur le sol congolais. Toutes les personnes qui véhiculent ce genre de message cherchent à tout prix à nous mettre en conflit avec les voisins pour espérer réussir leur plan de balkanisation.»
En fait, depuis l’arrivée au pouvoir de Félix Tshisekedi, Kigali et Kinshasa ont décidé de mettre de côté leurs divergences et ont considérablement renforcé leur coopération dans le domaine sécuritaire. Objectif: mettre fin aux activités des groupes armés à l’est de la RDC, à commencer par... les FDLR et le CNRD.
Mi-juin 2019, une source militaire congolaise et des dissidents rwandais en exil ont contacté l’auteur de ces lignes et l’ont informé que le Rwanda avait déployé clandestinement à l’est du Congo des militaires dans le but de déstabiliser, à partir du territoire congolais, l’Ouganda et le Burundi. Pour camoufler son projet, le Rwanda a avancé l’idée d’une traque locale visant les FDLR ainsi que les autres groupes armés qui pullulent dans la région. Mais c’est Félix Tshisekedi qui va l’annoncer. Dans les semaines qui ont suivi, les états-majors de la RDC, du Rwanda, du Burundi et de l’Ouganda ont convenu de travailler ensemble à l’éradication des groupes armés étrangers présents sur le territoire congolais. Avec la collaboration de la Monusco [la mission de l’ONU en RDC] et de l’Africom [Commandement des États-Unis pour l’Afrique] sur certains aspects.
Octobre 2019, des officiers supérieurs d’au moins cinq pays des Grands Lacs ont participé à une réunion de planification à Goma, chef-lieu de la province du Nord-Kivu. Fleurant le piège, Kampala et Bujumbura ont finalement refusé d’embarquer dans l’aventure. Selon un diplomate cité par le Baromètre sécuritaire du Kivu (KST):
«L’Ouganda semble s’être rendu compte que le Rwanda allait être le grand gagnant de cette coalition. Kigali aurait obtenu un vernis de légalité pour justifier la présence de ses troupes dans l’est du Congo et étendu sa zone d’influence.»
Le dossier du Rwanda et la question de l’intégrité territoriale étant extrêmement sensibles en RDC, on peut comprendre pourquoi les autorités congolaises, compromises jusqu’au cou, ne tiennent pas à ce que la population soit au courant des menées des armées étrangères sur le sol national...
D’autres «pêcheurs» en eaux congolaises
Les armées du Rwanda, de l’Ouganda et du Burundi ne sont pas les seules à s’aventurer régulièrement sur le territoire congolais. Sur la liste des «pêcheurs» en eaux congolaises, il y a aussi les éléments des armées du Soudan du Sud, de la Zambie, de l’Angola et de la Centrafrique, qui font des incursions récurrentes dans les régions instables de l’est et du nord-est de la RDC ainsi que celles situées sur la rive occidentale du Lac Tanganyika.
Si les autorités sud-soudanaises prétendent être à la recherche des rebelles qui se cacheraient parmi les réfugiés installés en RDC, les réelles motivations de leur armée restent floues. La dernière incursion de l’armée sud-soudanaise, qui remonte à quelques semaines, dans la chefferie de Kakwa, dans la province de l’Ituri, s’est soldée par des pillages de biens de la population locale. Ces incursions, dans une zone par ailleurs convoitée pour son or et son pétrole, pourraient cacher des enjeux majeurs relatifs au contrôle des terres... et par extension des ressources naturelles.
S’agissant de la Centrafrique, l’argument avancé par les autorités du pays est le même que celui du Sud-Soudan: la poursuite des éléments de l’UPC (Unité pour la paix en Centrafrique), le principal groupe armé du pays. Dirigée par Ali Darassa, l’UPC cherche depuis plusieurs mois à étendre son emprise vers le sud-est, aux carrefours de la Centrafrique, du Soudan du Sud et de la RDC. Compte tenu du renforcement des liens entre Kinshasa et Bangui ces derniers mois, il est difficile de prêter aux autorités centrafricaines de noirs desseins.
Quant à la Zambie, qui a elle aussi longtemps profité de la contrebande des ressources naturelles congolaises, elle revendique la souveraineté sur Kalubamba et Muliro, villages côtiers situés dans le territoire de Moba, alors que l’incursion de l’armée angolaise a été signalée, en juin dernier, dans le territoire de Lukula. Bien que Luanda prétende traquer les indépendantistes cabindais du FLEC (Front pour la libération de l’enclave de Cabinda) en territoire congolais, son incursion, qui est loin d’être la première du genre, s’explique en grande partie par son désir d’affirmation de sa puissance face à une RDC devenue au fil des ans un colosse aux pieds d’argile.
Par-delà les motivations et les objectifs poursuivis par les uns et les autres, la faiblesse et la faillite de l’État congolais sont des éléments essentiels qui permettent de comprendre le comportement des pays susmentionnés à l’égard de la RDC. Autrement dit, c’est l’absence de l’État en RDC qui nourrit les velléités des nations voisines qui lorgnent les terres et les ressources de ce grand pays.
Quant à la population congolaise, elle craint que le laisser-faire des autorités de Kinshasa face aux incursions des armées étrangères ne puisse donner des idées noires à d’autres États de la région, en plus de conduire, à moyen ou à long terme, à la balkanisation de la RDC...