George Floyd a-t-il changé le monde, comme le claironnait Gianna, sa petite-fille de six ans perchée et souriante sur les épaules d’un oncle lors des cérémonies d’hommage à l’Afro-américain tué le 25 mai à Minneapolis par un policier blanc?
Une démarche méthodique qui déroge avec les initiatives individualistes et plus ou moins organisées qui avaient débaptisé le pont De-Gaulle et le boulevard Giscard-d’Estaing à Abidjan dans la soirée du 4 au 5 juin 2020.
Le maire de Gorée, Augustin Senghor
«Cette mesure fait partie des actions importantes décidées par la municipalité de Gorée, site remarquable de la mémoire de la traite et de l’esclavage des noirs pendant quatre siècles […] en réponse à la persistance des actes de racisme et de violence dans le monde », lit-on dans le communiqué rendu public par la mairie.
Pour le maire Augustin Senghor et les membres du conseil municipal, «la communauté de l’île mémoire veut être à l’avant-garde du combat pour l’éradication totale et définitive de toutes les formes de racisme (dont) celui dirigé contre les personnes de race noire conformément à sa vocation de lieu de mémoire proactive, résiliente et restauratrice de la dignité humaine à travers les valeurs de liberté universelle et de tolérance dans un monde réconcilié avec lui-même».
Remise en état et inaugurée en mai 2018, la place de l’Europe à Gorée n’a jamais fait l’unanimité au Sénégal. D’un coût de 150 millions de francs CFA (228.000 euros) financé par l’État du Sénégal, la municipalité de Gorée et… l’Union européenne, elle a toujours été considérée comme une insulte et une offense de l’Europe esclavagiste aux souffrances des millions d’esclaves africains qui ont emprunté «la porte du non-retour» en direction des Amériques et des Caraïbes.
La pilule a été d’autant plus amère pour les défenseurs de la mémoire que la cérémonie d’hommage au Vieux continent, à travers l’inauguration de la place, avait eu lieu précisément un 9 mai, jour de célébration de la journée de l’Europe. Pour Felwine Sarr, coauteur avec Bénédicte Savoy du Rapport commandé par Emmanuel Macron sur la restitution des œuvres d’art africaines à l’Afrique, c’était «inacceptable». Dans une contribution publique en réaction à l'inauguration de cette maison de l'Europe en mai 2018, il s’exprimait en ces termes:
«Gorée fut un lieu d’où partirent pour la Caraïbe et les Amériques des Africain(es) réduits en objets et vendus comme esclaves pour travailler dans les plantations du Nouveau monde. (…) Haut lieu de mémoire de la traite négrière pour toutes les diasporas africaines, on ne peut y célébrer l’Europe qui fut l’instigatrice de ce commerce ignominieux et qui l’érigea en entreprise industrielle d’exploitation servile et de déshumanisation de nos aïeul(e)s dans des proportions jamais égalées, sur une telle période de temps», écrivait alors Felwine Sarr dans une contribution publique au lendemain de l’inauguration de la place de l’Europe.
Interrogé par Sputnik, Emmanuel Dupuy, président de l’Institut prospective et sécurité en Europe (IPSE), jette un regard particulier sur ce qui ressemble à une «expulsion» de l’Europe de l’île mémoire. À contre-courant de la «dictature de l’émotion» qui pourrait obscurcir des éléments fondamentaux du débat général sur l’esclavage ou le racisme.
«La question n’est pas tant celle de savoir si l’Europe doit réagir à ce changement de nom car après tout, ce n’est pas l’Europe, ou l’UE, en tant que telle que ce changement implique, mais les nombreux États qui ont occupé l’île de Gorée depuis le XVe siècle (Portugal, Hollande, Angleterre, France) eu égard au commerce triangulaire. Du reste, à force de gommer les traces mémorielles de cette ignominie que fut l’esclavage, on le soustrait à la nécessaire étude par les historiens.»
Du reste, «il est injuste de focaliser sur l’Europe», poursuit Emmanuel Dupuy, alors que le 19 juin dernier, par 493 voix pour, 104 contre et 67 abstentions, le Parlement européen a voté une résolution jugée historique qui fait de l’esclavage un crime contre l’humanité.
«La décision de rebaptiser la place de l’Europe en place de la Liberté et de la dignité humaine, désormais soutenue et endossée par le Président Macky Sall, est avant tout politique. Celui-ci, qui se projette sans doute déjà en 2024 pour briguer un troisième mandat, devrait peut-être davantage se focaliser sur les maux qui obèrent la stabilité et la bonne santé économique du Sénégal, de la sous-région ouest-africaine et du continent.»
Ainsi, l’Europe ne serait pas réellement mise en cause à travers cet acte symbolique posé par le conseil municipal de Gorée alors qu’elle a été le principal bailleur de cette place qui ne porte plus son nom? Emmanuel Dupuy, par ailleurs professeur associé à l’université de Paris Sud, voit la situation sous un autre angle.
«Je crois que l’Europe devrait plutôt s’interroger sur les performances du Président Macky Sall qui est coresponsable, avec Emmanuel Macron, du projet de partenariat mondial pour l’éducation (PME) qui n’avance pas [alors que] 53 millions de jeunes filles restent sans éducation à travers l’Afrique. Le danger bien réel de l’extension de la menace terroriste des pays sahélo-sahariens vers les pays côtiers de la Cedeao [Communauté de l’Afrique de l’Ouest] devrait davantage focaliser la pensée et l’action du Président sénégalais.»
Le communiqué du conseil municipal précise que le changement de dénomination de la place de l’Europe, intervenu avec l’accord du Président Macky Sall, va entraîner une réorganisation du «parcours de visite mémorielle de Gorée».
Celui-ci se fera à travers trois étapes: la Maison des esclaves, le Sanctuaire de la traite transatlantique, la visite de la Place de la liberté et de la dignité humaine. L’Union européenne sera-t-elle présente à la cérémonie prévue en août prochain avec un hommage à George Floyd?
L’île de Gorée, ancrée dans la baie de Dakar dont elle est l’une des 19 communes d’arrondissement, est un petit bout de terre de 0,182 km2 à l’histoire tragique qui compte aujourd’hui environ 2.000 habitants.
Composante du Patrimoine mondial de l’humanité depuis 1978, elle est devenue un carrefour incontournable des débats sur l’esclavage, la mémoire, etc., un lieu de pèlerinage, en particulier pour les diasporas négro-africaines, afro-américaines.