«Erdogan règle ses comptes avec Emmanuel Macron et l’Europe.»
Le politologue franco-syrien Bassam Tahhan en est persuadé: le Président turc Recep Tayyip Erdogan a décidé de montrer les muscles à la France et avec elle à toute l’Europe. La situation diplomatique ne cesse de s’empirer entre Paris et Ankara et la guerre des mots fait rage.
«Je considère aujourd’hui que la Turquie joue en Libye un jeu dangereux et contrevient à tous ses engagements pris lors de la conférence de Berlin», lançait le 22 juin Emmanuel Macron lors d’une rencontre avec son homologue tunisien Kaïs Saïed.
Le locataire de l’Élysée est longuement revenu sur la situation en Libye qui a récemment connu de nombreux développements. C’est le rôle joué par Ankara dans ces derniers qui est cœur des critiques du Président de la République. Paris accuse notamment la Turquie de violer l’embargo des Nations unies sur les livraisons d’armes en Libye en vue de soutenir le gouvernement d’union nationale (GNA) de Tripoli.
«Du dédain pour l’Otan»
Ce dernier mène bataille face au maréchal Haftar, l’homme fort de l’Est du pays, qui a récemment perdu du terrain face à son ennemi. La Turquie accuse quant à elle la France de soutenir le maréchal Haftar et d’être le «sous-traitant de certains pays de la région» dans la crise libyenne, une allusion aux Émirats et à l’Égypte. Des accusations que réfute Paris.
«Il en va de l’intérêt de la Libye, de ses voisins, de toute la région, mais également de l’Europe», a lancé Emmanuel Macron, appelant à ce «que cessent les ingérences étrangères et les actes unilatéraux de ceux qui prétendent gagner de nouvelles positions à la faveur de la guerre». La Turquie a reçu le message… et n’a pas tardé à répliquer par la voix de son ministère des Affaires étrangères, cité par la chaîne d’information internationale turque TRT World:
«La France a une responsabilité importante, entraînant la Libye dans le chaos en y soutenant des structures illégales depuis des années et, ainsi, c’est en effet la France qui joue à un jeu dangereux en Libye.»
Bassam Tahhan pense que le conflit libyen seul n’explique pas l’attitude d’Erdogan envers la France. D’après l’ex-maître de conférences d’arabe à l’École polytechnique, le Président turc solde plusieurs comptes:
«Erdogan en veut beaucoup à Macron au sujet des écoles turques qu’il souhaitait ouvrir en France. Le Président français a décidé de faire contrôler par l’Éducation nationale l’enseignement du turc en France et a ainsi contrecarré les plans d’Erdogan. À juste titre, car ces écoles ont pour but de faire la promotion de la propagande des Frères musulmans en France et en Europe.»
«Il n’a que du dédain pour l’Otan et les pays de l’Occident chrétien. On se souvient qu’il avait traité Angela Merkel de “nazie”. Dans ses discours populistes, Erdogan attaque très souvent l’Occident», ajoute-t-il.
Reste que c’est bien la situation en Libye qui occupe le devant de la scène. Les relations diplomatiques entre la France et la Turquie ne cessent de se dégrader depuis le 10 juin. D’après la France, deux incidents ont eu lieu en Méditerranée au cours de tentatives de contrôle d’un cargo suspecté de violer l’embargo des Nations unies sur les livraisons d’armes en Libye. La Turquie est fortement soupçonnée d’envoyer massivement des combattants et des armes dans le pays.
«Le fait que les Turcs menacent d’ouvrir le feu sur un navire français en mission pour l’Otan est un camouflet non seulement pour la France, mais également pour l’Alliance. La réponse de Paris a été en dessous de tout. Erdogan a humilié Macron et l’Europe et a montré le peu de cas qu’il faisait de l’Otan», analyse Bassam Tahhan.
Paris affirme que les navires turcs ont menacé d’ouvrir le feu sur la frégate Courbet, un bâtiment français engagé dans une mission de l’Otan. L’Otan, justement, Emmanuel Macron en a parlé lors de sa rencontre le 23 juin avec son homologue tunisien Kaïs Saïed. D’après le locataire de l’Élysée, cette affaire montre à nouveau «la mort cérébrale de l’Otan», dont fait partie la Turquie. Le Président de la République avait déjà employé cette expression fin 2019 après qu’Ankara a lancé une offensive sur les milices kurdes présentes en Syrie sans l’assentiment des autres pays membres de l’alliance, mais avec la bénédiction de Donald Trump.
Suite à l’incident franco-turc, Florence Parly, ministre française des Armées, avait porté l’affaire devant le Conseil des ministres de la Défense de l’Otan. Pas moins de huit pays européens ont soutenu la requête, une enquête a donc été lancée. Jens Stoltenberg, secrétaire général de l’Alliance, a bien tenté de calmer le jeu en évoquant un simple «désaccord entre alliés» et en affirmant vouloir «faire toute la lumière sur ce qui s’est passé». Mais les tensions sont palpables.
«La situation actuelle pourrait mener à la fin de l’Otan tel qu’on la connaît. Il faut cependant garder à l’esprit que sa charte est très claire et qu’il est très difficile d’en expulser un membre. En général, nous assistons à des concertations entre pays membres. C’est ce que n’a pas fait Erdogan quand il a décidé d’envahir une partie de la Syrie. Emmanuel Macron avait raison de protester à l’époque», souligne Bassam Tahhan.
Le 22 juin, un journal progouvernemental turc annonçait que quatre ressortissants du pays avaient été arrêtés pour être soupçonnés d’espionnage pour compte de la France.
La ville clé de Syrte
Si l’AFP souligne qu’aucune source indépendante n’a pu confirmer l’information, cette annonce est révélatrice du climat diplomatique délétère entre Paris et Ankara.
«Je pense que la France aurait dû profiter de l’incident en Méditerranée pour réagir fortement. Elle aurait dû envoyer les Rafale à Erdogan et forcer les bateaux turcs à respecter la mission d’inspection. D’autant plus qu’il est probable que ce cargo contenait effectivement des armes. Ce n’est pas la première fois que les frégates turques s’opposent à ce type de contrôle. S’ils n’ont rien à cacher, pourquoi les empêcher? Si ce type d’incident venait à se reproduire, la France et l’Otan se devraient de réagir militairement. Sinon, quelle est leur crédibilité?», s’interroge Bassam Tahhan.
Les récents développements en Libye risquent de jeter de l’huile sur le feu diplomatique qui brûle entre la France et la Turquie. Les forces du GNA, revigorées par leur récent succès, ont désormais dans le viseur la ville côtière de Syrte, qui se situe à 450 km à l’est de Tripoli.
Cette cité fait office de point clé sur la route de l’Est, contrôlé par le maréchal Haftar. L’Égypte, soutien de ce dernier, voit ceci d’un très mauvais œil. À tel point que le Président égyptien Abdel Fattah al-Sissi a prévenu le 20 juin que toute avancée des pro-GNA vers Syrte pourrait entraîner une intervention «directe» de son pays dans le conflit. Des propos qui ont été qualifiés de «déclaration de guerre» par le GNA.
Pour Emmanuel Macron, le Président égyptien a une «inquiétude légitime» lorsqu’il «voit des troupes arriver à sa frontière». «Nous sommes alarmés par la poursuite de la mobilisation militaire dans le centre de la Libye, en particulier à Syrte» et par «toutes les violations flagrantes de l’embargo sur les armes», s’est inquiété pour sa part Stéphane Dujarric, porte-parole de l’Onu, organisation qui reconnaît pourtant la légitimité du GNA.
«L’Égypte prend déjà part à ce conflit, de même que les Émirats arabes unis, qui soutiennent aussi le maréchal Haftar. Et il faut garder à l’esprit que la force de guerre navale du Caire n’est pas négligeable. D’autant que deux navires de guerre de type Mistral, très évolués technologiquement, ont été finalement vendus par la France à l’Égypte après que Paris a refusé de les vendre à la Russie, qui était l’acheteur original», note Bassam Tahhan. Et de conclure:
«D’autre part, il faut comprendre que Syrte représente une sorte de ligne rouge dans ce conflit pour la Russie, les Émirats arabes unis et –en premier lieu– l’Égypte. Abdel Fattah al-Sissi a déjà des problèmes avec les islamistes dans son pays. Il ne souhaite pas en voir débarquer à proximité de la frontière libo-égyptienne. Et nous savons que la Turquie a envoyé des combattants djihadistes en Libye.»