Léopold II en Belgique, Christophe Colomb aux États-Unis, Winston Churchill et Edward Colston en Angleterre, Victor Schoelcher en Martinique, ont tous vu leurs statues dégradées ou même retirées ces derniers jours dans le cadre de manifestations antiracistes après la mort de George Floyd. Alors que la présidente de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, a demandé le 10 juin le retrait des statues des confédérés du Capitole, certains militants demandent en France le déboulonnage de la statue de Colbert qui trône devant l’Assemblée nationale. Parmi eux, Louis-Georges Tin, président d’honneur du Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN). Interrogé par Sputnik, il a également dénoncé le «racisme d’État» au sein de la police.
Peut-on vraiment comparer la France et les États-Unis?
Afin de suivre ce débat passionné, Sputnik a interrogé l’historien Dimitri Casali, auteur de nombreux ouvrages de vulgarisation, dont le plus récent est justement Le grand procès de l’Histoire de France (éd. Robert Laffont). Celui-ci s’insurge de la comparaison entre les histoires américaine et française: «Nous assistons à une américanisation de la pensée». Il estime qu’il est malhonnête de plaquer les représentations mentales américaines sur la société française car les histoires des deux pays «n’ont rien à voir». Il confirme le fait que «les États-Unis se sont bâtis sur la violence», rappelant le très tardif Civil Rights Act de 1964 promulgué par Lyndon Johnson, interdisant toute discrimination liée à la couleur, au sexe et à la religion.
«Une défaite de l’Histoire»
M. Casali s’inquiète d’une «fuite en avant sans fin puisqu’il va falloir débaptiser, déboulonner toutes les statues des pays occidentaux», ce qui traduit une «défaite de l’Histoire». Cette «idéologie décoloniale» qui a cours depuis une dizaine d’années revêt pour lui un grave danger. L’historien fustige l’anachronie et «l’ignorance» de ces destructions, contraire à la discipline même de l’Histoire, de juger avec une morale actuelle des faits et des personnages remontant parfois à plusieurs siècles.
«La méconnaissance de l’Histoire entraîne une surestimation de la mémoire et nous assistons aujourd’hui à la guerre des mémoires. La mémoire coloniale est une surenchère sans fin.»
Il prend un nouvel exemple, celui de George Washington, le premier Président des États-Unis, qui a donné son nom à la capitale. Le quotidien Libérationcomptabilise le nombre de 123 esclaves lui appartenant à la fin de sa vie. Il s’interroge: «Que vont faire les Américains? Vont-ils devoir débaptiser leur propre capitale?». Une situation comparable à celle de Jean-Baptiste Colbert en France, un des plus grands serviteurs de l’État, qui a construit en partie la puissance française, selon l’historien qui remarque encore aujourd’hui le courant économique colbertiste. Le travail de toute recherche historique est de replacer les faits dans le contexte de l’époque, c’est-à-dire celui que, lorsque Colbert rédige le Code noir en 1685, «la planète entière pratiquait l’esclavage».
«Il faut avoir du courage, recontextualiser et dire la vérité en face. Les premiers à le pratiquer, c’était les Africains entre eux sans parler évidemment de la traite orientale. La France et l’Angleterre sont les premières nations au monde à avoir aboli l’esclavage, voilà ce que devraient dire nos gouvernants et le Président de la République au lieu de jeter de l’huile sur le feu. Cela va être la porte ouverte à une fracturation de la société. Tout cela est basé sur une grande ignorance et il n’y aura plus de vivre-ensemble possible.»
«Les pires des totalitarismes»
Quant à ce qu’il se passe actuellement en France, en Angleterre et aux États-Unis, il s’agit selon Dimitri Casali d’effacement de l’Histoire: «Un peuple qui n’a pas d’histoire est un peuple qui n’aura pas d’avenir». Ce sont des destructions patrimoniales et historiques qui rejoignent «les pires des totalitarismes, à l’époque stalinienne où on effaçait les photos ou alors les talibans en Afghanistan qui ont détruit les bouddhas de Bamyan». S’inscrivant dans cette pensée, Emmanuel Macron a indiqué à son entourage qu’«effacer les traces ne trait[ait] pas le traumatisme», critiquant sévèrement le monde universitaire coupable d’avoir encouragé «l’ethnicisation de la question sociale», selon des propos rapportés dans Le Monde.