À Tripoli et dans les villes avoisinantes, des scènes de liesse populaire ont eu lieu tout le week-end du 6 et 7 juin. En cause, la victoire du gouvernement d’union nationale (GNA) de Fayez el-Sarraj sur l’armée nationale libyenne (ANL) du maréchal Haftar dans la bataille pour Tripoli.
En effet, les premiers sont parvenus à repousser les seconds à plusieurs dizaines de kilomètres de la capitale libyenne, rétablissent de fait un statu quo ante militaire en renvoyant l’ANL sur les positions qu’elle occupait avant son offensive vers Tripoli au printemps 2019. Le GNA souhaite désormais avancer vers l’Est, en commençant par la ville stratégique de Syrte.
Le porte-parole du GNA a même indiqué dans un communiqué que «des ordres ont été donnés aux forces [du GNA, ndlr] pour qu’elles commencent à avancer et attaquer toutes les positions des rebelles». Un élan victorieux si important que certains analystes et acteurs du conflit parlent d’une victoire décisive et du début de la fin pour le maréchal.
Ils en tiennent pour preuve la proposition de cessez-le-feu égyptienne, acceptée par le maréchal Haftar. Mais n’ont-ils pas pourtant vendu la peau de l’ours avant de l’avoir tué? C’est l’avis de Myriam Benraad, chercheuse associée à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM) et spécialiste du Moyen-Orient:
«Il est difficile de parler de tournant. C’est une étape importante, car c’est le revers le plus important depuis l’offensive lancée par le Maréchal Haftar en 2019. On a très clairement une reprise en main de la plus grande partie de l’Ouest libyen par le GNA.
Néanmoins, le conflit est loin d’être fini. Des percées militaires de ce genre depuis le début du conflit, on en a vu d’autres. Il faut également prendre en compte ce que préconisent les acteurs extérieurs et la population libyenne, souvent oubliée dans l’équation libyenne. Ceux-ci voudront avoir leur mot à dire dans tout ça.»
Pour elle, la lecture binaire de ce conflit à travers les seuls prismes du GNA et de l’ANL fait fi de la complexité de ce conflit et ne permet pas sa compréhension complète: «L’Ouest est très divisé. Au-delà des deux camps, on a des logiques beaucoup plus complexes. Il y a eu une forme de simplification du conflit libyen par rapport au départ, où on était sur un schéma très fragmentaire. Pourtant, c’est toujours le cas.»
L’Égypte «essaye de sauver son poulain considérant que les jeux ne sont pas faits»
Il faut, selon Myriam Benraad, prendre du recul par rapport aux différents événements qui ont eu lieu récemment et les remettre dans le contexte d’un conflit vieux de près de dix ans.
«Si on se replace dans le temps long, c’est un revers, mais ce n’est pas un tournant décisif qui permettrait de dire que Sarraj a gagné la guerre. On n’en parle pas, mais Sarraj a d’autres ennemis, et ce à Tripoli même. Tout cela est occulté par les ingérences étrangères, mais en réalité chaque camp est aussi travaillé par ses tensions. Il y a également les tribus qui sont influentes et qui échappent au contrôle du GNA et de l’ANL», rappelle la spécialiste du monde arabe.
En effet, de nombreux acteurs sont laissés de côté par cette lecture en noir et blanc. Elle occulte notamment les djihadistes, qui sont hors de contrôle et ne feront pas partie d’un cessez-le-feu. «Il ne faut pas y voir une victoire totale, le GNA de Sarraj ne contrôle absolument pas l’Est. La Libye reste divisée en deux et il n’y a pas de vision pour une Libye réunifiée.» Preuve en est l’échec de la médiation onusienne: même avec Ghassan Salamé, envoyé spécial de l’Onu en Libye –un poids lourd de l’organisation internationale– elle n’a pas fonctionné.
Haftar en rempart face aux djihadistes
Et cela est largement dû au fait que les acteurs en Libye, comme en Syrie d’ailleurs, sont dans leurs propres logiques de conflictualité locale, explique la chercheuse. À cela s’ajoutent également des acteurs régionaux, notamment le fait que «certains pays ont trop investi sur Haftar pour tout laisser tomber maintenant.» C’est par exemple le cas de l’Égypte, qui a une stratégie de long terme dont la Libye voisine fait partie.
«Le maréchal Haftar est tout de même très largement appuyé par l’Égypte, pays voisin et soutien de poids. Il y a une consolidation autoritaire en Égypte autour de l’armée et Abdel Fattah al-Sissi, le Président égyptien, ne serait pas contre un régime similaire en Libye.
C’est bien pour cela qu’il a apporté son soutien au Maréchal Haftar, et cette médiation va certainement dans ce sens: il essaye de sauver son poulain, considérant que les jeux ne sont pas faits.
Le Président égyptien a également en tête de rendre à l’Égypte son statut de puissance régionale. Il y a un côté panarabiste à la démarche d’al-Sissi et le soutien au maréchal Haftar s’inscrit dans celle-ci.»
C’est effectivement la force du maréchal Haftar et sa ligne de défense depuis le début de l’offensive qu’il a lancée en avril 2019. Celui-ci se présente comme un rempart face aux islamistes, avec qui Fayez el-Sarraj a des accointances. Un argument de poids quand on se souvient que son soutien le plus important n’est autre que le Président turc Recep Tayyip Erdogan, donc les liens avec les Frères musulmans et d’autres groupes radicaux ne sont pas un secret. En tenant cette position, Haftar conserve du crédit auprès d’une partie de la communauté internationale: «Même s’il peut paraître dogmatique, les alliés du maréchal Haftar n’ont personne d’autre que lui sous la main», souligne Myriam Benraad.
«Personne ne va remplacer Haftar s’il ne veut pas être remplacé»
Aussi, au-delà de la communauté internationale, le maréchal a su étendre une influence importante en Libye. Alors que certains de ses soutiens internationaux et régionaux perdent patience face à son incapacité à discuter sur le plan politique, celui-ci reste très influent auprès de la population libyenne et son élite:
«Personne ne va remplacer Haftar s’il ne veut pas être remplacé. Il a quand même de nombreux partisans qui lui sont loyaux. C’est comme quand à une époque, certaines personnes disaient que les Russes allaient simplement remplacer el-Assad. Cela sous-entend que ces acteurs sont totalement aux mains des forces étrangères, alors qu’ils ont leur marge de manœuvre propre.
Ce sont des conflits locaux. Donc oui, les ingérences étrangères changent les rapports de forces, mais ça ne veut pas dire que ceux-ci ont la pleine maîtrise du conflit et des acteurs. Selon moi, il ne va pas disparaître de sitôt, et si l’idée était de le marginaliser, il deviendrait encore plus dangereux.»