«Là je suis censé aller dans le vestiaire des filles. Je suis censé aller dans mon vestiaire.»
Pieds dans l’eau et téléphone en main, une policière évoluant dans les locaux de la Direction de l’ordre public et de la circulation, rue de la Faisanderie à Paris, a décidé de filmer les hallucinantes conditions dans lesquelles elle travaille. Suite aux intempéries qui ont frappé la capitale le 10 mai, ces locaux de police situés dans le XVIe arrondissement de Paris ont tout simplement été gorgés d’eau.
Un événement symptomatique du manque de moyens au sein de la police nationale, estime Michel Thooris, secrétaire général du syndicat France Police –Policiers en colère. Ce dernier a décidé de poster la vidéo sur Twitter afin d’alerter sur une situation qu’il juge explosive: «Le manque de moyens se manifeste de manière récurrente, à la fois en termes de matériel, mais également de parc immobilier. Ce dernier est parfois très vétuste, avec des locaux délabrés qui fuient, sans climatisation ou chauffage et j’en passe.»
«Certes, des efforts ont été faits ces dernières années avec des bâtiments neufs mis à la disposition des forces de l’ordre. Mais nous constatons malheureusement souvent de sérieux défauts de finition, car on a rogné au maximum sur les budgets.
Les nouveaux locaux de la police judiciaire située dans le XVIIe arrondissement de Paris sont un bon exemple. Ils sont tellement peu équipés en chauffage que mes collègues sont obligés de venir avec leur propre radiateur d’appoint l’hiver», ajoute le policier.
Et le secrétaire général de France Police –Policiers en colère ne s’arrête pas là: «Il y a également un véritable problème au niveau des tenues, qui ne sont absolument pas adaptées. Je me souviens qu’à l’époque, Cécilia Sarkozy avait mis son grain de sel concernant le changement de tenues des policiers. De plus, en cas d’éléments dégradés, les collègues doivent parfois attendre entre six mois et un an pour qu’on leur fournisse du nouveau matériel. Sans parler des armes qui équipent les policiers. De très nombreux pistolets Sig Sauer ont fait leur temps et arrivent en fin de vie. Beaucoup du matériel qu’utilisent les policiers est tout simplement obsolète.»
Le 13 janvier dernier, Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur, déclarait, lors de ses vœux à la police nationale: «Mais je sais que nous ne pouvons rien faire si nous ne vous donnons pas les moyens de votre action. Le budget 2020 est un budget offensif pour notre sécurité.» Avant de poursuivre:
«Il est en nette augmentation pour la police, de 5% par rapport à l’année dernière. Il s’inscrit dans la continuité de l’engagement du Gouvernement depuis le début du mandat, car depuis 2017, le budget de la sécurité de notre pays a augmenté de plus d’un milliard d’euros. Nous allons continuer à recruter, aussi. Il y aura l’année prochaine près de 1.400 policiers de plus dans nos rangs. C’est important. C’est une étape de plus pour arriver à l’objectif fixé par le Président de la République de recruter 10.000 policiers et gendarmes en plus d’ici 2020.»
Pas de quoi convaincre Michel Thooris:
«Ce n’est qu’un effet d’annonce qui n’a pas de conséquences réelles sur le terrain. Rien que les hausses de carburant ont rogné cette augmentation de budget. D’autant plus qu’il est fort probable que le gouvernement demande à la police de faire des efforts au regard de la crise du coronavirus. Je n’ai pas beaucoup d’espoir quant à voir ces déclarations concernant le renouvellement du parc immobilier et de la flotte de véhicules se réaliser.»
Pourtant, Christophe Castaner l’a assuré: «2020 sera également l’occasion de poursuivre notre plan immobilier et de poursuivre le renouvellement de votre parc automobile. Mon objectif est clair: vous donner tous les moyens d’agir.»
Trop de dépenses de personnel pour trop peu de dépenses de matériel?
Michel Thooris, en plus d’un manque de moyens, pointe les mauvais choix des autorités:
«Par patriotisme économique, le gouvernement fournit des voitures françaises comme des Peugeot bas de gamme, qui passent beaucoup de temps en réparation et posent beaucoup de problèmes, sans parler des performances. Concernant ce dernier point, cela n’est pas vraiment problématique, étant donné que l’on demande aux policiers de ne plus s’engager dans des courses-poursuites en cas de refus d’obtempérer.»
Pour Le Figaro, la Fondation iFRAP, un think tank libéral, jugeait moyenne l’efficacité de la politique budgétaire du gouvernement en matière de sécurité. D’après l’organisme, le recrutement de nouveaux policiers se fait au détriment des équipements. «Petit à petit, la masse salariale des personnels de sécurité a tendance à prendre toute la place en dépassant 17,6 milliards au sein d’un budget de 19,9 milliards. Les dépenses de personnel représentent 88,47% maintenant des dépenses totales du programme en 2020, en augmentation de près de 1 point par rapport à 2019 (87,43%)», explique l’iFRAP.
D’après le think tank, les dépenses de personnel de sécurité ont augmenté d’environ 30% en dix ans. Un chiffre à comparer à l’augmentation de 8% sur la même période concernant les dépenses de fonctionnement et d’investissement. Ces dernières vont même baisser entre 2019 et 2020 de 17% dans la gendarmerie et de… 23% dans la police. Il manquerait par exemple 23,7 millions d’euros afin de renouveler la flotte de véhicules de la police.
Cette dénonciation d’un manque de moyens au sein de la police intervient dans une période explosive, qui risque fort de mettre rudement à contribution les gardiens de la paix. Ces derniers doivent faire appliquer les dispositifs du déconfinement, tels que le contrôle des attestations dans les transports franciliens, la vérification du port du masque dans de nombreuses situations ou encore le respect de la distance de 100 km maximum autour du domicile pour les déplacements.
Intervenir avec «discernement» dans les banlieues sensibles
Pire encore, le contexte social, qui était déjà très tendu avant l’épidémie de coronavirus, pourrait de nouveau faire office de poudrière. Les conséquences économiques dues aux mesures prises pour combattre la propagation du virus risquent fort de pénaliser le pouvoir d’achat de nombreux citoyens. Les Gilets jaunes appellent de nouveau à manifester et le Renseignement français craint une deuxième vague du mouvement contestataire.
Les banlieues sensibles sont également un motif d’inquiétude sécuritaire. C’est notamment le cas depuis le 18 avril. Ce jour-là, un jeune père de famille âgé de 30 ans et roulant à vive allure sur une moto non homologuée avait percuté une voiture de police à Villeneuve-la-Garenne, en région parisienne. De nombreux quartiers sensibles avaient alors été le théâtre de graves violences urbaines, un phénomène récurrent. Le 9 mai, un Carrefour Market a été mis en flammes à Nanterre après un contrôle qui a dégénéré. Une situation rendue encore plus périlleuse par le manque de moyens au sein de la police dénoncé par Michel Thooris? Pas forcément:
«À ce niveau, c’est bien plus une question de volonté politique que de matériel. L’État pourrait très bien décider d’imposer sa puissance dans les quartiers et ordonner aux policiers d’y remettre de l’ordre. Et ils le feraient. Mais aucun gouvernement ne veut se risquer à avoir à gérer des troubles à l’ordre public d’ampleur. On demande aux policiers d’intervenir “avec discernement” dans les quartiers sensibles. Cela veut tout dire.»