Responsabilité pénale des décideurs dans la crise du Covid-19, un amendement «maladroit et inutile»

Dans le cadre de la prorogation de l’état d’urgence sanitaire, le Sénat a déposé un amendement visant à déresponsabiliser les décideurs dans la gestion de la crise du Covid-19. Une initiative politiquement inopportune, qui, juridiquement, ne les protégera guère des conséquences de leurs décisions. Analyse avec Me Fabrice Di Vizio.
Sputnik
«Il ne faut pas qu’on fasse dire à ce texte ce qu’il ne dit pas. Ce texte n’est pas du tout dans une optique de limiter l’exercice d’un droit au recours, il vient encadrer l’exercice d’un recours», nuance auprès de Sputnik France Fabrice Di Vizio, avocat spécialiste dans la défense des professionnels de santé.

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Adapter la législation pour renforcer la «sécurité juridique des maires» à l’heure de la reprise des classes et du déconfinement? La mesure aurait pu passer inaperçue, si une précision n’avait pas attiré l’attention de plusieurs avocats et du public.

Elle figure dans une tribune parue dimanche 3 mai dans le JDD, cosignée par 157 parlementaires de La République en Marche (138 députés et 19 sénateurs) et intitulée La reprise de l’école est notre exigence, la protection juridique des maires également.

Le texte appelle à «protéger les maires pénalement, mais aussi toutes les personnes dépositaires d’une mission de service public dans le cadre des opérations de déconfinement». Une formule que ses détracteurs ne pouvaient manquer, puisque Aurore Bergé, parlementaire de la majorité, l’a twittée telle quelle, le jour même.

​Une suggestion qui a rapidement provoqué un tollé sur le réseau social américain alors que le texte législatif n’était pas encore paru, plusieurs avocats fustigeant là une tentative de la majorité –sous ce qui leur apparaît comme un faux prétexte– de «mettre rétroactivement à l’abri du juge» les membres de l’exécutif pour leur gestion de la crise sanitaire.

​Dès le lendemain, lundi 4 mai, profitant du passage en commission des Lois du Sénat du projet de loi prorogeant l’État d’urgence sanitaire jusqu’à la fin juillet, le fameux texte était déposé sous la forme d’un amendement à celui-ci, signé par… Philippe Bas, président LR de la commission des Lois et rapporteur du texte sur la prolongation de l’état d’urgence.

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«Nul ne peut voir sa responsabilité pénale engagée du fait d’avoir, pendant la durée de l’État d’urgence sanitaire déclaré […], soit exposé autrui à un risque de contamination par le coronavirus SARS-CoV-2, soit causé ou contribué à causer une telle contamination», indique l’article 1er, qui précise «à moins que les faits n’aient été commis 1) intentionnellement 2) par imprudence ou négligence […] 3) en violation manifeste délibérée d’une mesure de police administrative […] ou d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement.»

Une série de précisions que souligne au micro de Sputnik l’avocat Fabrice Di Vizio, qui prend le contre-pied de ses confrères décriant l’initiative dont rêvait la majorité et que LR a réalisée. Il «ne comprend pas que l’on fasse une histoire» d’un texte à ses yeux «mal ficelé», mais surtout «maladroit et inutile».

«Ce texte ne sert à rien»

Tenant à «ne pas hurler avec les loups», cet avocat spécialiste dans la défense des professionnels de santé s’interroge quant au réel surcroît de protection pénale qu’un tel amendement pourrait octroyer aux membres de l’exécutif, chefs d’entreprise et même aux maires, dont il était initialement question. Et d’appuyer son propos par un exemple:

«Il rouvre son école et il y a des contaminations… qu’est-ce que ce texte change? Il pourra toujours être poursuivi sur le fondement de l’article 233-7, puisque c’est une abstention volontaire de prendre une mesure propre à permettre d’éviter le sinistre», développe Fabrice Di Vizio.

L’avocat, qui est à l’origine de plusieurs plaintes à l’encontre de membres du gouvernement, juge que «ce texte ne sert à rien». Il dépeint le droit pénal comme déjà «protecteur», au vu de ses «interprétations strictes», ainsi qu’au besoin de remplir de nombreuses conditions pour déclencher une procédure. Fabrice Di Vizio se montre ainsi particulièrement insistant sur les difficultés déjà existantes pour le commun des mortels de mettre des élus face à leurs responsabilités pénales supposées. Il souligne par exemple que dans le cas du déconfinement à venir, mairies et établissements publics ont reçu des autorités sanitaires des consignes à observer et à mettre en œuvre.

«La RATP a reçu un guide, si elle ne le respecte pas, peu importe les raisons pourquoi, elle commettrait une faute délibérée», assène l’avocat.

Pour lui, ce texte qui «ne fonctionnera pas» à cette fin de protection ne traduit qu’une chose, le fait que «le gouvernement refuse de prendre le risque de gouverner», à savoir le fait de refuser de prendre des décisions face à une situation incertaine. Autre élément venant corroborer aux yeux de Me Di Vizio ce comportement de l’exécutif tricolore, la tendance de celui-ci à se cacher derrière son conseil scientifique. Un conseil scientifique qui, d’ailleurs, n’a pas approuvé le gouvernement dans sa manière de mettre en place le déconfinement, notamment quant à la réouverture des écoles. Un rejet qui scelle un peu plus le destin juridique des décideurs politiques, malgré le fameux amendement aujourd’hui décrié.

«À partir du moment où le Conseil scientifique a dit non, si le gouvernement le fait quand même, il commet une infraction intentionnelle, délibérée: vous saviez qu’il ne fallait pas le faire et vous avez fait le choix de le faire, […] les maires qui rouvriraient les écoles, alors qu’ils ont le choix de ne pas le faire, eux-mêmes commettraient une faute délibérée.»

Plaintes autour du Covid-19: quand les avocats se substituent à une opposition absente
Bien qu’offrant une limitation de responsabilité «très limitée», l’amendement cache mal une intention des décideurs locaux (nombreux chez LR) et nationaux de se protéger «dans la limite de ce qu’ils pouvaient, sans pour autant faire basculer le texte dans le scandale juridique» face aux conséquences que pourraient avoir les mesures de déconfinement si l’épidémie venait à repartir.

Conscient de l’effet potentiellement déplorable sur l’opinion de ce qui ressemble à une tentative d’«amnistie préventive», pour reprendre la formule de l'avocat Régis de Castelnau, l’exécutif a d’ailleurs tenté le 4 mai de faire supprimer l’amendement litigieux. Le motif? «Un risque constitutionnel au regard du principe d’égalité devant la loi pénale», selon Nicole Belloubet, garde des Sceaux. Une tentative repoussée sans grande surprise par 327 voix contre et zéro pour: l’amendement a été adopté dans la nuit du 4 au 5 mai.

 «Ce qui fait peur, c’est le déconfinement»

Mais, pire qu’un texte maladroit, bien que vraisemblablement constitutionnel, le tempo politique de la mesure n’apparaît absolument pas bon aux yeux de l’avocat, qui souligne le contexte de prorogation de l’État d’urgence ainsi que les polémiques à répétition entourant la fourniture de masques de protection respiratoire.

«Cela confirme cet état de fébrilité général de ce gouvernement… qui a peur et qui utilise la puissance publique pour finalement apaiser leurs craintes et tenter– dans la limite de ce qui est acceptable par l’opinion et dans la limite de ce qui est juridiquement acceptable– de se protéger. Ce n’est pas anodin, ils ont vraiment peur de ce qui peut se passer après le déconfinement. […] c’est dire à quel point leur responsabilité pénale leur pèse. Ils savent qu’ils jouent avec le feu.»

Seul avantage notoire, aux yeux de l’avocat, de ce texte «totalement inopportun» et qui vient «grignoter quelques libertés sous couvert de protéger tout le monde», le fait qu’il vienne balayer une partie des recours attentés, telles que les plaintes pour «violences involontaires» qui, à ses yeux «n’ont quasiment aucune chance d’aboutir».

«Il y a une tentative de limiter sa responsabilité pénale, mais surtout il y a une volonté de ne pas répondre des erreurs qui ont été commises. On veut bien répondre des fautes, mais on ne veut pas répondre des erreurs. Or, là où l’on se trompe, car on a un fantasme avec le droit pénal, c’est que celui-ci ne saisit pas l’erreur, il saisit la faute.»
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