Une femme en cadeau: la caméra cachée qui fait scandale en Algérie

«Ana wa radjli» (mon mari et moi), une caméra cachée durant laquelle une femme est offerte en cadeau à un homme, fait scandale en ce début de mois du ramadan. Le programme a été retiré par la chaîne après une interdiction de l’Autorité de régulation de l'audiovisuel. Cette affaire confirme l’état de délabrement du paysage télévisuel algérien.
Sputnik

Les téléspectateurs algériens ont pris l’habitude de regarder des programmes humoristiques en dégustant le ftour du ramadan, ce repas pris au moment du coucher du soleil. Depuis quelques années, le concept des caméras cachées s’est imposé pour devenir l’émission phare du prime time.

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 Réalisés dans la précipitation par de petites agences de production, sans réel effort créatif, de nombreux programmes ont provoqué plus d’indignation que d’éclats de rire.

En juin 2017, le célèbre écrivain Rachid Boudjedra en avait fait les frais lors d’une séquence humiliante d’Ennahar TV. Un pseudo-animateur l’avait obligé à proclamer la chahada, (profession de foi musulmane) avant de lui interdire violemment de quitter les studios. Cette année, c’est au tour de Numidia TV de se faire remarquer avec «Ana wa radjli» (mon mari et moi), une caméra cachée dont la première partie a été diffusée vendredi 24 avril, premier jour du ramadan.  

Chosification

Le scénario est le suivant: un homme célibataire, la victime, est face à un animateur qui lui pose une série de questions sur son idéal féminin. Puis l’animateur lui annonce qu’il a gagné un cadeau: une femme entre sur le plateau, s’assoit à ses côtés et lui annonce qu’elle accepte de se marier avec lui. La victime, visiblement gênée par la situation, ne sait pas quoi dire. Le présentateur se montre insistant : «Elle te plaît? On peut la changer, tu en veux une autre?» La complice y va aussi de ses commentaires: «Les membres de ma famille sont ici, tu ne peux plus faire marche arrière. Tu dois me prendre…»

Le concept passe mal. Très vite, les critiques pleuvent sur les réseaux sociaux dénonçant une «atteinte à la dignité des femmes». Interrogée par Sputnik, Saadia Gacem, militante féministe membre du Réseau Wassila, y voit une «volonté de chosifier les femmes».

«Ce qui est révoltant dans cette émission, c’est qu’un être humain, une femme dans ce cas précis, doué d’une âme et d’une conscience, soit donné en offrande comme un objet à un homme. Les producteurs partent certainement d’une plaisanterie, mais là c’est inacceptable. Je pense que cela n’a fait rire personne. Chosifier à ce point une femme est totalement indécent», s’indigne-t-elle.

Elle assimile ce comportement à une forme de violence.

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«Certains diront "il n’y a pas eu de violence", c’est absolument faux, la violence est symbolique. Offrir un être humain est le début de toutes les violences puisque cette personne peut en faire ce qu’elle veut, la frapper, la violer et même la vendre. Ce n’est pas juste un jeu, c’est une image des femmes que l’on véhicule», poursuit-elle.

Dysfonctionnement

Saadia Gacem estime que dans cette première partie, la victime, «a su rester digne face à une situation aberrante. Malgré l’instance du présentateur et de sa complice, cet homme a compris qu’il n’est pas normal de recevoir une femme en cadeau». À la tête de l’agence de communication Media & Survey, Sofiane Maloufi connaît parfaitement le paysage télévisuel algérien. Pour lui, cette caméra cachée «est l’illustration parfaite de la situation de dérégulation et de dysfonctionnement du secteur algérien de l’audiovisuel, qu’il soit public ou privé». Première mise en cause: l’Autorité de régulation de l'audiovisuel (ARAV), équivalent du CSA français en Algérie.

«Cette situation est le résultat de l’absence de cahier des charges et de régulation des contenus. Théoriquement, les télévisions sont tenues de signer des conventions collectives avec l’ARAV et de lui adresser leurs programmes quinze jours avant la diffusion. Bien sûr, il n’est pas question de censurer les émissions, mais il est nécessaire de s’assurer que les productions respectent les principes liés à dignité humaine, au genre et à la pluralité. Encore une fois, c’est l’autorité de régulation et non l’État qui est garant du bon fonctionnement de ce secteur. Il faut savoir que l’ARAV ne dispose pas de service monitoring, les réseaux sociaux sont son unique source d’information. Mais quand l’autorité réagit, il est souvent trop tard», indique à Sputnik Sofiane Maloufi.

Dans l’affaire de cette caméra cachée, l’Autorité de régulation de l'audiovisuel a réagi quarante-huit heures après la diffusion de la première partie.

Aucune existence juridique

L’ARAV a adressé un avertissement à Numidia TV à la suite de la diffusion de ce programme «qui comprenait de flagrantes infractions ayant entamé l'éthique professionnelle et attenté à l'ordre public». L’autorité a exigé le retrait immédiat de la production et Numedia TV a obtempéré.

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 Elle a même diffusé un communiqué de presse dans lequel elle présentait ses excuses à la victime, mais n’a fait part d’aucun regret à l’intention des femmes qui ont été indignées par cette caméra cachée.

Cependant, Sofiane Maloufi relève un élément essentiel dans l’imbroglio qui caractérise le secteur de l’audiovisuel algérien: l’ARAV a adressé une mise en demeure à une entité qui n’a aucune existence légale en Algérie.

«Numidia TV, à l’instar de l’ensemble des chaînes de télévision privées, est de statut étranger. Les pouvoirs publics n’ont toujours pas attribué d’agrément d’activité à une seule télévision algérienne de capitaux privés. Certaines d’entre elles disposent seulement d’une autorisation du ministère de la Communication pour ouvrir un bureau en Algérie. Quelle est la relation entre l’ARAV et ces entreprises qui émettent en dehors du territoire algérien? Numidia n’existant pas en qualité d’entité juridique, comment l’ARAV peut-elle lui envoyer une mise en demeure?», s’interroge-t-il.

Pour l’heure, il ne semble pas y avoir de volonté de mettre un terme à une situation héritée de l’ère Bouteflika.Les professionnels du secteur de l’audiovisuel continuent d’évoluer dans une zone grise où ce qui est permis aux uns est interdit aux autres. L’exemple le plus flagrant est certainement l’interdiction de diffusion de la troisième saison de la sitcom Dakious et Makious.

Prévue pour ce mois de ramadan, les téléspectateurs ont été privés, pour des raisons qui restent encore inconnues, de cette série humoristique qui met en scène deux hommes âgés (Dakious et Makious). Dans un enregistrement vidéo diffusé jeudi 23 avril sur les réseaux sociaux, Nabil Asli et Nassim Hadouche, les deux comédiens de la série, ont laissé entendre que l’interdit proviendrait des autorités.

«Le scénario a été réalisé depuis six mois. Nous n’avons jamais voulu faire de politique. Notre seul souci est de faire rire les Algériens et de leur donner un peu de bonheur face à ce quotidien pesant qui caractérise actuellement notre pays.»

Ni l’Arav ni le ministère de la Communication n’ont encore réagi à cette affaire.

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