Faut-il annuler les dettes des pays africains ou suspendre leur remboursement le temps que la crise du Covid-19 soit résolue? La question continue de faire couler beaucoup d'encre. Les bailleurs bilatéraux, multilatéraux et privés du continent, qui ont commencé à répondre aux appels de pays africains –certains déjà très endettés–, privilégient plutôt le moratoire.
D’autres, en revanche, comme Abdou Cissé, PDG de Cisco Consulting, un cabinet d’actuariat spécialisé dans le conseil financier à l’Afrique qu’il a créé en 2009, s’élèvent pour réclamer une annulation pure et simple de la dette des États africains. Sans cela, ceux-ci «ne pourront pas disposer de la marge budgétaire nécessaire pour affronter la crise du coronavirus», a fait valoir cet expert franco-sénégalais au micro de Sputnik France.
Monétiser la dette africaine
Pour ce spécialiste de l'application du calcul des probabilités et de la statistique aux questions d'assurances, de prévention, de finance et de prévoyance sociale, les États africains devraient pouvoir faire ce que les États-Unis se sont autorisés depuis 1971, et l’Europe depuis 2015, notamment la France, l’Italie et l’Espagne. C’est-à-dire injecter des liquidités dans leur économie à des taux négatifs pour créer de la richesse chez eux!
«Il ne s’agit pas de faire marcher la planche à billets ou de créer de l’hyperinflation. Mais de monétiser et structurer la dette du continent de telle façon qu’elle permette de créer des emplois et de faire reculer la pauvreté grâce à la construction d’infrastructures de base indispensables à un développement durable et inclusif», a martelé Abdou Cissé lors de l’émission de Sputnik Afrique dont il était l’invité, le 8 avril dernier.
Car si le poids de la dette africaine ne peut que progresser en ces temps de pandémie, raison de plus d’éviter le financement par des organismes internationaux «compte tenu du niveau d’endettement actuel de nos États et de leurs capacités de remboursement», explique-t-il. Il n’est pas non plus dans l’intérêt des pays africains de recourir à de nouveaux prêts sur les marchés extérieurs. Car les rentrées fiscales faisant déjà défaut chez eux à cause du poids de l’informel, le ralentissement généralisé de l’activité risque d’empirer cette situation et, donc, d’accroître les risques de défaut de paiement, estime cet expert.
D’où une spirale de surendettement au fil des décennies qu’il serait grand temps, pour les économies africaines, de «casser». Car c’est bien là, selon lui, l’une des principales causes de l’appauvrissement du continent qui n’a pas réussi –jusqu’alors– à faire bénéficier les populations des fruits de la croissance faute d’avoir pu se doter d’infrastructures adéquates, insiste-t-il. Alors, d’où viendra l’argent frais pour que les gouvernements africains puissent s’équiper pour sauver des vies et faire face à la récession mondiale qui se profile?
«La pression que le FMI, la Banque mondiale et la France nous ont mise depuis les années 1960 est tellement grande que nous n’avons plus le pouvoir de rien. C’est le moment de tout remettre à plat et d’avoir une discussion d’expert à expert pour lever les barrières. En cela, oui, nos ministres des Finances ont eu raison de réclamer l’annulation pure et simple de la dette!», se réjouit Abdou Cissé.
Aussi préconise-t-il le recours à des «CFA obligations» consistant à faire émettre par l’agence UEMOA-Titre des dettes que la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) pourrait, ensuite, racheter. Une idée qu’il avait déjà démontrée en 2017 –sans être vraiment entendu– et qui est aujourd’hui, plus que jamais, d’actualité compte tenu de l’effondrement du cours des matières premières, à commencer par le baril de brut, sur les marchés mondiaux.
Endettement massif à l’égard de la Chine
Si la monétisation de la dette des huit États de la zone de l’Union économique et monétaire de l’Afrique de l’Ouest (UEMOA) est tout à fait possible, elle se heurte, néanmoins, au sein de la zone franc, à la Communauté économique et monétaire de l’Afrique du Centre (CEMAC).
«Toutes ces divisions au sein de la zone franc doivent disparaître car, même en ce qui concerne l’avènement de l’ECO (la future monnaie commune de la CEDEAO), elles nous affaiblissent au lieu de nous renforcer. L’ECO ne pourra pas se faire sans le Cameroun ou le Gabon, dont nous nous sentons beaucoup plus proches que du Ghana ou du Nigeria», se plaint Abdou Cissé qui appelle à un sursaut de la part des gouvernants africains.
Or, malgré les promesses d’Emmanuel Macron, le 21 décembre dernier, à Abidjan, de mettre fin à la mainmise de la France sur le franc CFA, la fermeture définitive du compte d’opérations, largement excédentaire en milliards d’euros, n’est toujours pas intervenue. «Tant que ces fonds ne sont pas restitués, la France reste en situation débitrice nette à l’égard des États africains qui utilisent le franc CFA», a alerté de son côté le coordonnateur du collectif «Sortir du Franc CFA» dans un communiqué publié le 20 avril.
«Les pays africains, ceux de la zone franc CFA du moins, n’ont pas de dette vis-à-vis de la France. Au contraire, c’est la France qui doit de l’argent à l’Afrique. En effet, depuis les indépendances dans les années 1960, les 15 pays de la zone franc CFA ont versé à la France jusqu’à 65% de leurs réserves de change sur un compte d’opérations détenu par le Trésor public français», argue Makhoudia Diouf dans ce communiqué.
«L’Afrique est un continent endetté jusqu’au cou», déplore le géopolitologue sénégalais. Il cite l’exemple du Président Macky Sall, l’un des premiers chefs d’État du continent à avoir appelé à l’annulation de la dette africaine. Ce dernier «a considérablement endetté son pays pour financer des projets jugés loufoques par la population, comme la construction (par la France) d’une ligne de TER illusoire», poursuit-il.
Devenue hors de contrôle, cette dette africaine est, aujourd’hui, détenue par la Chine à hauteur de 40% et par des capitaux privés. Après avoir quasiment évincé la France en Afrique subsaharienne, la Chine, en fin stratège, «a choisi l’option de l’endettement massif pour mieux tenir en laisse les États africains», fait-il encore valoir.
Réorientation de l’aide française
Aussi, pour lui, si le Président Macron s’est engagé, le 15 avril dernier à «effacer» la dette de certains États africains, c’est uniquement pour «donner le change» et «détourner l’attention», sans aucune intention de procéder à des annulations quelles qu’elles soient.
«En définitive, le Président Macron a fait ces déclarations uniquement pour donner le change: énième pirouette pour détourner en vain la colère des Français après s’être montré incapable de les protéger efficacement contre le Covid-19», affirme-t-il.
Sous la houlette de la France, le Club de Paris, qui réunit la plupart des créanciers de l’Afrique, a déclaré lundi 13 avril un moratoire sur 20 des 32 milliards de dollars qui seront dus en 2020 au titre du service de la dette par 76 pays pauvres dont 40 africains.
De son côté, la France a proposé de réorienter une partie de son aide au développement à hauteur de 1,2 milliard d’euros et de renforcer les systèmes de soins, de recherche et de détection, notamment via les instituts Pasteur. À ce stade, toutefois, il n’est question ni d’annulation ni même d’un allègement ou d’un rééchelonnement de cette dette.
Hormis pour la CNUCED, qui prône une annulation de la dette africaine depuis le début de la pandémie, les institutions financières multilatérales sont, elles aussi, restées très prudentes. Les pays du G20 ont décidé mercredi 15 avril qu’ils suspendaient le remboursement de la dette de 76 pays à travers le monde, dont également 40 en Afrique. Les paiements qui devaient s'opérer en 2020 «sont reportés à 2022 avec un échelonnement sur trois ans, jusqu'en 2025», selon un communiqué.
À Washington, le FMI a promis d’allouer une subvention de 250 millions de dollars à 25 pays dans le monde dont 19 en Afrique. Avec la Banque mondiale, ces deux institutions ont réussi à activer des mécanismes financiers pour pouvoir prendre en charge le service de la dette des pays africains les plus fragilisés par la crise du coronavirus «durant quelques mois». Là encore, comme pour l’Union européenne (à hauteur de 20 milliards d’euros), il s’agit toutefois de «prêts» qui devront être remboursés.