À peine débutée, la campagne de distribution de vivres initiée par le gouvernement pour venir en aide à un million de ménages sombre dans la pagaille. Et comme d’habitude, le riz, principale denrée de consommation de la population, est au cœur de la polémique. L’enjeu est de taille: 69 milliards de francs CFA (105,182 millions d’euros), structurés autour d’un dispositif politique dirigé par Mansour Faye, ministre du Développement communautaire, de l’Équité sociale et territoriale, et accessoirement beau-frère du Président de la République.
Reportage-vidéo: Macky Sall réceptionne des denrées alimentaires au port de Dakar le 11 avril 2020.
La première controverse porte sur l’identité du principal transporteur des 100.000 tonnes de riz mobilisées pour la campagne de distribution, Demba Diop Sy, plus connu sous le sobriquet de Diop Sy.
Celui-ci est député à l’Assemblée nationale. C’est aussi un homme d’affaires ayant la réputation de savoir flairer les bons coups grâce à sa capacité d’adaptation aux changements de régime politique. Plutôt connu comme spécialiste du transport de déchets avec sa société Urbaine d’entreprises (UDE), la surprise n’en a été que plus grande de le voir retenu par le ministre Mansour Faye.
«L’urgence de venir en aide aux populations n’abroge absolument pas les règles constitutionnelles de bonne gouvernance et les incompatibilités parlementaires. L’article 114 du règlement intérieur de l’Assemblée nationale interdit à tout parlementaire d’être, en cours de mandat, actionnaire majoritaire d’une société, établissement ou entreprise…», s’indigne, dans une publication sur Facebook, Moustapha Diakhaté, ancien président du groupe parlementaire de la majorité présidentielle, ex-chef de cabinet du Président Macky Sall.
«Figurant, prête-nom, mule…», les soupçons fusent
Mais il faut croire que les super pouvoirs du chef de l’État en cette période d’exception ne sont pas une vue de l’esprit, note le juriste Papa Moussa Ndour, cité par le site Pressafrik.
«Le Président Macky Sall a pris en mars un décret qui dispose que les travaux, fournitures et prestations de services réalisés dans le cadre de la lutte contre le Covid-19 ne sont pas soumis aux dispositions du décret n° 20141212 du 22 septembre 2014 portant Code des marchés publics modifié par le décret 2020-22 du 7 janvier 2020», explique-t-il.
Demba Diop Sy, le principal concerné, s’en tient aux faits et bombe le torse: «C’est une consultation et c’est tombé sur moi. Je suis né dans le transport et j’ai grandi dans le transport.» Mais pour Gora Khouma, lui aussi député et syndicaliste en chef dans le secteur du transport routier, la réalité est évidente.
«Nous savons tous que Diop Sy n’est qu’un figurant, voire un prête-nom. Ce ne sont pas ses véhicules qui sont sur les routes pour acheminer la marchandise. Il ne gère pas de transport. Il y a juste des pointures politiques qui veulent s’accaparer l’argent débloqué dans le cadre du fonds Force Covid-19», assure-t-il à Pressafrik.
La controverse porte également sur le coût du transport de ces marchandises. Pas plus de 1,5 milliard de francs CFA (environ 2,286 millions euros), a précisé urbi et orbi le ministre Mansour Faye. Sur la télévision publique, son collègue de l’Urbanisme, du Logement et de l’Hygiène publique avance, lui, le chiffre de 3,5 milliards de francs CFA (environ 5,335 millions d’euros). Qui croire? Sur les réseaux sociaux, les interrogations fusent de toutes parts.
À gauche, le député et transporteur Demba Diop Sy, objet de tous les soupçons.
Les incongruités ont également leur part dans cette opération nationale de distribution de vivres.
«Deux des sociétés qui ont gagné le marché de la fourniture de riz sont de grandes inconnues sur le marché local. Elles sont logées à la même adresse à Dakar. À elles deux, elles ont capté 17,876 milliards de francs CFA (environ 27,250 millions d’euros). Et c’est d’autant plus suspect que ces deux entreprises sont des SUARL (société unipersonnelle à responsabilité limitée), c’est-à-dire une forme juridique peu contraignante et assez flexible pour des opérations peu transparentes», dénonce-t-il.
Ces imbroglios sont d’autant plus durs à avaler dans une opinion publique scandalisée que, bien avant la réception des denrées au port de Dakar, le Conseil des acteurs des transports routiers du Sénégal (CATRS) avait publié un communiqué dans lequel il mettait gratuitement à la disposition de l’État son parc de camions de marchandises afin d’assurer la distribution des vivres sur tout le territoire sénégalais. Une contribution à l’effort national qui ne semble pas avoir été entendue des autorités.
Un internaute sénégalais de Marseille clame son indignation.
Le spectre d’une pénurie de riz
Au regard de tous ces éléments, c’est l’unité nationale affichée tant bien que mal depuis le début de la crise sanitaire qui vole en éclats. Les doutes et les suspicions montent en puissance alors que l’opération n’en est qu’à ses débuts.
«Le Président [Macky Sall, ndlr] a mis la charrue avant les bœufs. Le Comité de gestion du fonds appelé Force Covid-19 devrait être opérationnel en amont pour gérer tout le processus d’appels d’offres, d’achats, de convoyages ou autres. Il ne devrait en aucun cas être laissé entre les mains d’un seul ministère», analyse le Dr Cheikh Tidiane Dièye, spécialiste des questions de gouvernance et de développement, sur le plateau d’une émission télévisée diffusée sur Télé Futurs Médias.
À en croire Moustapha Tall, la démarche de l’État est incompréhensible et cela augure de lendemains difficiles pour la filière riz.
«Ces gens qui dirigent les opérations ne connaissent pas spécialement le secteur du riz. Ils auraient dû parler aux acteurs locaux, connaître les quantités en stock, leur durée de consommation avant d’en arriver là. Aujourd’hui, avec la crise du coronavirus, il est difficile de faire des approvisionnements, de faire bouger les navires. Pour un pays comme le Sénégal, c’est un risque énorme qui pourrait même engendrer des pénuries.»
Et en cas de pénurie, les producteurs locaux pourront-ils venir au secours des consommateurs? Pour l’heure, l’opinion scrute la réaction des plus hautes autorités. D’après Seydi Gassama, le directeur exécutif d’Amnesty International au Sénégal joint par Sputnik, il n’y a pas mille solutions.
«S’il y a des gens qui ont fauté, ils doivent être sanctionnés. D’où la nécessité de situer les responsabilités des uns et des autres sans exception. Ce n’est pas parce que des pleins pouvoirs ont été donnés au Président de la République pour mieux lutter contre le coronavirus qu’il ne doit pas rendre des comptes. Il appartient au chef de l’État de montrer qu’il n’est pas d’accord avec ces façons d’utiliser les deniers publics.»
À plusieurs reprises, Sputnik a tenté de joindre par téléphone et par SMS le porte-parole du gouvernement sénégalais, Seydou Guèye, sans succès.