Au moment où les entreprises sénégalaises souffrent des effets directs de la crise du coronavirus, le Président Macky Sall a annoncé avoir pris le 8 avril dernier, en réunion du Conseil des ministres, une ordonnance interdisant les licenciements économiques au Sénégal jusqu’au retour à une situation normale. Cette mesure n’a été possible que grâce au vote de la loi d’habilitation par l’Assemblée nationale le 1er avril dernier. Une disposition exceptionnelle qui confère au Président de la République le pouvoir de légiférer par ordonnances –et contre la loi si nécessaire– pour une période de trois mois.
L’état d’urgence en vigueur depuis le 23 mars a été prorogé de trente jours par un décret présidentiel publié le 5 avril.
«D’un point de vue juridique, il est désormais impossible de proroger l’état d’urgence à compter du 4 mai 2020», déclare à Sputnik Seybani Sougou, membre de la société civile et juriste dans une institution publique à Paris.
Une allusion à peine voilée aux craintes que suscite cette habilitation conférée à l’exécutif sénégalais. Certes, et l’exemple de l’ordonnance sur l’interdiction des licenciements suffit à le démontrer, le renforcement des pouvoirs du Président de la République vise, avant tout, à soutenir le tissu économique sénégalais affecté par l’apparition brutale du coronavirus grâce au Programme de résilience économique et sociale (PRES) mis en place à cet effet. Mais il ne fait pas l’unanimité et inquiète même certains acteurs.
Dans son article 4, la loi d’habilitation dispose qu’«il est autorisé, au-delà de la période de douze jours de l'état d’urgence déclaré par le Président de la République, la prorogation de celui-ci pour une période de trois mois à compter de la publication de cette loi».
Dans un long post explicatif publié sur sa page Facebook, Ousmane Sonko, candidat arrivé troisième à la présidentielle de février 2019, monte au créneau.
«L’anticipation de la prorogation de l’état d’urgence dans la même loi d’habilitation viole la Constitution. Elle ne se justifie pas: il s’agit de deux régimes juridiques différents qui exigent deux lois différentes. En effet, en vertu de l’article 69 de la Constitution, l’état d’urgence peut être déclaré par décret pris par le Président de la République pour une période de douze jours. Après quoi, sa prolongation suppose une loi votée par l’Assemblée nationale. Ce schéma n’est pas respecté par la loi d’habilitation», a expliqué cet inspecteur principal des impôts radié de la fonction publique en 2016 par un décret du… Président Macky Sall.
Sur le même registre, Seybani Sougou fustige les amalgames opérés à l’occasion de la préparation du projet de loi dont il dénonce les contours «flous».
«La loi d’habilitation est un dispositif qui existe dans toutes les démocraties modernes, y compris en France, et permet d’agir dans des délais courts, en cas de blocage. Cela dit, dans un État de droit, elle est strictement encadrée par les textes. Au Sénégal, elle est prévue par l’article 77 de la Constitution. Or, la loi d’habilitation votée le 2 avril est une loi fourre-tout car d’une part, elle ne doit pas comporter des dispositions relatives à l’état d’urgence, et d’autre part, elle est imprécise et donne à Macky Sall une compétence générale.»
Un peu plus en profondeur dans l’analyse des textes relatifs à cette loi d’habilitation, Seybani Sougou révèle l’existence de dispositions attentatoires, selon lui, à l’exercice de la profession de journaliste au Sénégal et aux principes de liberté reconnus à la presse à travers le monde.
«Macky Sall a pris le décret n°2020-925 du 3 avril 2020 dont l’article 2 dispose que l’autorité administrative compétente exerce, pendant la durée de l’état d’urgence, les pouvoirs prévus aux articles 10 (contrôle de la presse), 11, 12 et 13 de la loi n°69-29 du 29 avril 1969. Vous conviendrez avec moi que ces dispositions, qui permettent la mise sous tutelle des institutions et de la presse, n’ont aucun lien avec la lutte contre la pandémie du Covid-19. Par cette confusion, il y a manifestement détournement d’objectif ! […] En réalité, le Président de la République a bien caché son jeu, attendant le vote de l’Assemblée nationale pour dévoiler ses véritables intentions: le Covid-19 est un prétexte pour renforcer considérablement ses pouvoirs», souligne le juriste.
Réputée sérieuse et vigilante, l’Association sénégalaise des utilisateurs des technologies de l’information et de la communication (Asutic) dit souscrire «à l’objectif du gouvernement visant à donner un cadre juridique spécifique aux mesures nécessaires pour contenir la propagation du virus Covid-19 afin d’éviter une catastrophe sanitaire au Sénégal», peut-on lire dans un communiqué daté du 5 avril. Néanmoins, elle ne saurait accepter un travestissement de l’état d’urgence.
Membre d’une coalition mondiale pour le respect des droits humains en période de pandémie du coronavirus, l’Asutic appelle à la mobilisation citoyenne contre les risques contenus dans une loi d’habilitation qui donne au Président de la République des pouvoirs «exorbitants» alors qu’il en avait déjà «trop». Un phénomène qui s’était renforcé avec la suppression du poste de Premier ministre en mai 2019.
«L’État policier n’est plus une perspective lointaine, il pourrait s’instaurer au Sénégal si nous ne lui fermons pas la porte. (…) Dans un État de droit, la mise en œuvre d’un régime d’exception attentatoire aux libertés nécessite un contrôle démocratique», avertit encore l’Asutic.
«L’Assemblée nationale garde bel et bien son pouvoir de contrôle sur les activités du pouvoir exécutif. Et nous avons les outils pour faire ce contrôle. Avec la nouvelle Constitution de 2016 et en tant que vice-président, je serai moi-même chargé cette année d’effectuer le contrôle et l’évaluation des politiques publiques au Sénégal. Je le ferai avec le président de notre groupe parlementaire, le président de la commission des lois et des présidents de commission.»