Guerre des prix sur le pétrole: à quoi joue l’Arabie saoudite?

Après le refus de la Russie de réduire sa production, les cours des hydrocarbures sont au plus bas. Si Riyad a décidé de suivre et de casser les prix pour tenter de maintenir sa rente, la stratégie pourrait bien se heurter aux intérêts américains, dont l’industrie pétrolière repose sur les coûteux gaz de schiste.
Sputnik

L’Arabie saoudite a-t-elle déclaré une «guerre des prix» contre la Russie, comme l’affirment l’AFP et de nombreux médias? Dans une approche psychologisante, Le Monde, notamment, titre ainsi: «Riyad veut punir Moscou, qui veut punir Washington». En apparence, peut-être... Mais les acteurs de cette crise sont d’abord mus par des considérations bien rationnelles.

Selon l’agence de presse, la compagnie nationale pétrolière saoudienne, la Saudi Aramco, a annoncé ce 10 mars 2020 une augmentation de la production de 2,4 millions de barils de pétrole brut par jour (bpj), soit au total 12,3 millions de barils quotidiennement. Avec pour conséquence une pression à la baisse du cours de l’or noir.

L’Arabie saoudite moins résiliente que la Russie

La réalité est sans doute plus compliquée. Le refus, le 6 mars dernier, de la Russie de baisser sa production de pétrole pour soutenir les cours pourrait bien rebattre les cartes de la géopolitique du pétrole.

«Compte tenu des réserves accumulées, la Russie pourrait s’accommoder de prix de l’ordre de 30 dollars [par baril de brut]», estime ainsi l’économiste Jacques Sapir.

En revanche, comparée à la Russie, l’Arabie saoudite semble plus fragile. Si Riyad affirme pouvoir fournir 12 millions bpj, il reste délicat d’affirmer que ce rythme sera viable à long terme. Dans un marché qui dépend beaucoup des déclarations et des affirmations des pays producteurs, il faudrait croire l’Arabie saoudite sur parole.

Paradoxalement, il se pourrait même que l’Arabie saoudite se trouve déjà à ce niveau de production, d’après l’analyste équatorien Augusto Tandazo interrogé par Sputnik. «Il existe une production supplémentaire cachée de pétrole à l’initiative de certains pays alignés sur les pays industrialisés, parmi lesquels l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, le Koweit et l’Irak», détaille l’expert.

Divergence d’intérêts entre Riyad et Washington

Partie de poker menteur? Quoi qu’il en soit, une des données de l’énigme est plus certaine: le seuil de rentabilité de la production des hydrocarbures états-uniens, et en particulier des pétroles de schiste. En 2018, le pays est passé en tête du classement des pays producteurs avec plus de 12 millions bpj grâce à ce type d’hydrocarbures. «On sait que les petites compagnies, qui produisent une partie du pétrole de schiste, ont besoin d’un prix brut supérieur à 50, voire 60 dollars», analyse Jacques Sapir. En septembre 2019, déjà, le magazine économique Challenges se faisait l’écho des faiblesses du secteur du pétrole de schiste américain et pointait «un modèle économique fragile».

Une stratégie tenable sur quelques mois au mieux?

Le cabinet Haynes and Boone, qui tient le compte des faillites dans le secteur américain des hydrocarbures de schiste, ne cachait pas non plus son inquiétude en janvier 2019, avant même la crise actuelle de l’OPEP+ (Organisation des pays exportateurs de pétrole et pays producteurs non-membres de l’OPEP, dont la Russie). «Le marché des hydrocarbures semble rester adverse à des hausses pérennes, en dépit de deux crises géopolitiques majeures», notent les analystes de Haynes and Boone, faisant référence à la mort du général iranien tué le 3 janvier dernier dans une frappe américaine à Bagdad.

Échec des pourparlers de l’Opep+ sur fond de coronavirus: c’en est fini de l’alliance entre Moscou et Riyad?

Aussi, la stratégie de guerre totale des prix entamée par l’Arabie saoudite semble-t-elle risquée. D’une part, la Russie a les reins solides. Le budget de la Russie «résiste mieux aux prix bas que celui de ses alliés du Moyen-Orient», estimait Bloomberg juste après l’échec, le 6 mars, des négociations de l’OPEP et de ses alliés. D’autre part, l’Arabie saoudite ne peut se priver de la rente pétrolière, les programmes d’aide et les larges subventions à destination des sujets du royaume lui permettant d’acheter la paix sociale.

«Pour le budget saoudien, il faut un baril à plus de 80 dollars. Tous les programmes de réformes économiques ainsi que certains projets un peu pharaoniques du prince [Mohamed Ben] Salmane ont besoin de beaucoup d’argent et d’investissements», rappelle pour Sputnik Philippe Sébille-Lopez, docteur en géopolitique et directeur fondateur du cabinet Géopolia.

Et de conclure, tout en prédisant un rapprochement inévitable entre l’Arabie saoudite et la Russie: «Le temps que les trois ou quatre mois [d’épidémie du Coronavirus] passent en Europe, passent dans les Amériques et se terminent en Asie, cela va laisser du temps difficilement supportable en termes de baisse des prix pour les pétroliers de schiste américains.» Donald Trump laissera-t-il à son sort l’industrie pétrolière américaine en pré-campagne présidentielle?

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