«Vous ne recevez pas les gilets jaunes.» «Vous me structurez un groupe et je vous reçois sans problème, moi je suis pour le dialogue. On se prend une heure et on discute.»
Cet échange entre une femme en colère et Emmanuel Macron a eu lieu le 22 février dernier dans les allées du Salon de l’agriculture. Alors que le Président effectuait le traditionnel déplacement, il a été interpellé par une femme sur la question des retraites, du référendum d’initiative citoyenne ou encore des violences policières.
Sandrine, qui présentait comme contrôleuse de gestion dans la finance et assurait avoir participé aux 67 samedis de mobilisation des gilets jaunes depuis novembre 2018, a échangé pendant quelques minutes avec le locataire de l’Élysée.
«Cela fait 67 samedis que je suis mobilisée, j'ai vu tomber des amis, je me prends des grenades de désencerclement, je vis la guerre tous les samedis», a notamment lancé Sandrine au Président. Ce dernier a alors rétorqué: «C'est parce qu'il y a des gens qui sont devenus extraordinairement agressifs.»
Elle lui a reproché de n’avoir jamais reçu de délégation de Gilets jaunes à l’Elysée. Ce à quoi Emmanuel Macron a répondu qu’il était prêt à le faire. L’affaire aurait pu en rester là, mais c’était sans compter sur un communiqué de presse signé par trois figures du mouvement: Priscillia Ludosky, François Boulo et Jérôme Rodrigues. Publié le 28 février, il fait état de contacts entre les trois célèbres Gilets jaunes et Sandrine d’un côté, et la présidence de la République de l’autre.
Si les trois figures des Gilets jaunes disent avoir «intérêt à ce que le mouvement saisisse la proposition du Président de la République», ils sont également méfiants:
«La proposition d’Emmanuel Macron est habile. Si, comme il le pense certainement, nous ne réussissons pas à nous mettre d’accord pour constituer un groupe pour cette réunion, il aura le champ libre pour continuer à expliquer que notre mouvement n’est composé que de contestataires violents opposés à tout dialogue. L’autre risque serait qu’il finisse par choisir lui-même les ‘’Gilets jaunes’’ qu’il recevra de sorte que cette réunion ne soit qu’une opération de communication à l’avantage du pouvoir.»
D’après Priscillia Ludosky, François Boulo et Jérôme Rodrigues, «un contact a été établi avec le directeur de cabinet de l’Élysée qui a confirmé sa volonté d’organiser une réunion».
«Au dernier état, Sandrine lui a confirmé son souhait d’être accompagnée de nous trois pour la tenue de cet entretien. Il a été expressément indiqué qu’en tout état de cause, la composition de la délégation proposée devra être soumise à l’approbation préalable des Gilets jaunes. Il a également été formulé la demande de pouvoir filmer la réunion. Aucune réponse n’a été faite à cette heure par l’Élysée», ajoute le communiqué.
Sputnik France a contacté Jérôme Rodrigues, l’un des auteurs du communiqué, afin qu’il nous livre son sentiment quant à cette éventuelle rencontre et ses hypothétiques résultats.
Sputnik France: Pouvez-vous nous raconter comment vous en êtes venus à une éventuelle rencontre avec le Président de la République?
Jérôme Rodrigues: «Cela a été très compliqué pour Sandrine. Elle s’est posée beaucoup de questions. Tout d’abord, j’ai voulu vérifier qu’elle était bien une Gilet jaune et que sa rencontre avec le Président n’était pas encore une opération de communication montée de toutes pièces. Une fois la certitude acquise qu’elle était de notre côté, je me suis interrogé sur la pertinence de la contacter. J’ai pris la décision d’attendre et de voir ce qui allait se passer. Ma façon de penser était la suivante: "Macron l’a mise dans une situation où il est compliqué de savoir ce qu’elle doit faire". Soit elle portait la responsabilité de constituer un groupe et d’aller à l’Élysée, soit elle faisait porter la responsabilité à un tiers. Ou alors elle laissait tomber. Au final, Sandrine a essayé de me joindre une nuit à 3h du matin. Autant dire qu’elle n’était pas sereine devant une telle situation. Elle a fait le choix de contacter François, Priscillia et moi-même afin de s’organiser pour éventuellement rencontrer Emmanuel Macron. Sandrine a donc envoyé un e-mail à la présidence de la République afin de confirmer la possibilité d’un rendez-vous avec le Président. Elle a ajouté qu’elle enverrait un deuxième courriel pour préciser les modalités de notre côté. Nous sommes le 28 février, c’était il y a plus de 48h et nous n’avons aucun retour à ce second e-mail.»
Sputnik France: Ne craignez-vous pas que la Présidence se serve d’une telle rencontre et la retourne à son avantage?
Jérôme Rodrigues: «Coup de com’ ou pas, si nous y allons, ce sera avec un dossier. Nous avons des propositions, nous apportons des solutions. Alors nous déposerons le dossier sur la table. En tout cas, de mon côté, je pense que cela devrait se passer comme cela. Et à Emmanuel Macron de voir derrière. Il s’agirait de convaincre dans un premier temps l’opinion publique en profitant de la communication faite autour de cet événement pour montrer qu’une porte est ouverte. J’ai, à titre personnel, toujours été pour le dialogue. Cela montrerait que nous ne sommes pas des gens qui boivent des bières et jettent des cailloux le samedi dans les rues comme les médias mainstream essaient de le faire croire, mais des citoyens avec de véritables propositions et qui font preuve de civisme.»
Sputnik France: Pensez-vous qu’Emmanuel Macron puisse céder sur certaines de vos revendications?
Jérôme Rodrigues: «Pas du tout. Cela fait 16 mois que nous sommes dans la rue, 16 mois que nous crions une colère venue de nombreux secteurs et couches de la société et nous ne sommes pas entendus. Je ne vois pas pourquoi cela changerait maintenant. Si le Président nous reçoit, il va dégainer toutes sortes d’arguments pour nous expliquer que nos demandes sont irréalisables. Après nous verrons bien. Mais je pense qu’il ne faut pas se leurrer, le Président n’est pas près de donner aux citoyens.»
Sputnik France: Vous voyez donc en cette possible entrevue avec le Président un moyen de persuader les Français…
Jérôme Rodrigues: «Les Gilets jaunes sont des convaincus et nous ne convaincrons jamais Emmanuel Macron. Macron, on s’en fout. Ce qui est important, c’est de convaincre l’opinion publique du bien-fondé de nos propositions pour améliorer la vie des Français.»
Sputnik France: Quel avenir pour le mouvement des Gilets jaunes?
Jérôme Rodrigues: «Quand on voit les réactions diverses et variées sur les réseaux sociaux ou, personnellement, lorsque l’on m’envoie des messages, tout le monde y va de sa liste de noms, de sa revendication, de son idée. Tout le monde explique ce qu’il faut faire, comment le faire. Personnellement, je n’ai pas la science infuse. Il y a deux questions que l’on me pose quand l’on me croise en manifestation: "Jérôme, comment va ton œil?" pour la première. Et la seconde: "Comment tu vois la suite, qu’est-ce qu’on fait maintenant?" Si j’étais devin, je serais en train de boire un coup pour fêter la victoire. Beaucoup de choses ont été essayées depuis un an et demi. Nous n’avons jamais tenté la carte de la réunion avec le Président.»
Sputnik France: Quid de la structuration du mouvement?
Jérôme Rodrigues: «Aujourd’hui, il n’y a pas de structure sur le plan national, seulement de nombreuses organisations et associations à des niveaux locaux. La doctrine des Gilets jaunes est: "Chacun est libre de faire ce qu’il a à faire." Qu’il s’agisse de s’entretenir avec Macron ou de bloquer un péage ou l’entrée d’une grande entreprise. Je pense que l’avenir du mouvement se situe sur deux axes majeurs. Le premier concerne l’intérêt de nombreux Gilets jaunes pour les élections municipales, et je suis ravi de voir qu’il y a de nombreuses candidatures de Gilets jaunes afin de récupérer ce premier palier politique. Le second concerne une structuration globale du mouvement. Mais c’est déjà beaucoup plus compliqué à cause d’un phénomène bien connu: dans un groupe de dix, huit sont d’accord mais étouffés par les deux qui gueulent le plus fort.»