«On est toujours dans le même problème avec ces coopérations étatiques. Il y a des coopérations qui sont destinées à avoir un but opérationnel, cela peut très bien fonctionner et il y a des coopérations qui sont dominées par des considérations politiques et industrielles et qui font peu cas des réalités opérationnelles», réagit auprès de Sputnik le général (2 S) de brigade aérienne, Jean-Vincent Brisset.
Un vote qui avait été dépeint quelques jours plus tôt par Florence Parly comme étant d’«une importance décisive» pour l’Europe de la Défense. La ministre, selon la formule consacrée dans la presse tricolore, aurait «mis la pression» sur les parlementaires allemands en s’adressant directement à eux à l’occasion de l’Assemblée parlementaire franco-allemande réunie à Strasbourg. Dans la foulée, Dassault Aviation, Airbus, MTU Aero Engines, Safran, MBDA et Thales ont déclaré dans un communiqué commun que les gouvernements français et allemands leur avaient remis le contrat-cadre initial (Phase 1A) «qui marque le coup d’envoi du lancement des démonstrateurs» du SCAF.
Un feu vert qui s’accompagne toutefois de «conditions». En effet, si les élus allemands ne veulent pas «détériorer les relations franco-allemandes», comme l’indiquait à l’AFP peu avant le vote Rainer Brandl, rapporteur du projet à la commission du Budget, ceux-ci estiment toutefois que les partenaires industriels français seraient trop dominateurs dans le projet et qu’en parallèle le programme de char MGCS –où les Allemands doivent tenir le rôle principal– progresserait bien moins vite que celui de l’avion du futur.
Un retard qui serait «notamment» causé par «les difficultés des industriels allemands du secteur de l’armement à se mettre d’accord entre eux sur la répartition du “gâteau”» développe l’agence de presse…
«à l’heure actuelle, les Allemands voudraient être, non pas dominateurs, mais largement représentés dans tous les domaines» pour le programme d’avion de combat du futur, estime Jean-Vincent Brisset, «ce qui voudrait dire que les Allemands, qui ont assez peu de compétences dans le domaine de l’opérationnel pur, seraient très importants dans le programme», ajoute-t-il.
Au-delà de la construction d’un démonstrateur, cette volonté de représentation allemande pourrait se traduire par un «certain nombre de contrats» qui pourraient être «saucissonnés, de manière à ce qu’à chaque étape du contrat, l’Allemagne ait politiquement et technocratiquement son mot à dire dans l’étape suivante.» Principal risque pour le programme, des «ajouts techniques» non prévus à la base et qui «augmentent le poids physique, financier du programme, au détriment de sa qualité opérationnelle». Illustration du phénomène, les dérives qui ont frappé le programme d’avion de transport militaire A400M.
Même cas de figure pour l’avion de combat multirôle Eurofighter, développé avec une «très large maîtrise britannique» et des nations participantes «qui ont fourni ce qu’on leur a demandé de fournir, mais qui n’ont pas été en mesure d’exiger des ajouts techniques», tient à souligner le général (2 S) de brigade aérienne, qui évoque le cas d’un autre appareil multirôle, le Tornado, issu d’une coopération entre Rome, Londres et Bonn. «L’Allemagne était plus présente, et on ne peut pas dire que le Tornado ait été une grande réussite», assène-t-il.
«On peut obtenir des résultats dans un certain nombre de domaines si on laisse faire les gens qui savent faire, sans vouloir imposer et placer un industriel canard boiteux, mais qui est du bon pays. Si on veut faire quelque chose qui satisfasse aux besoins d’une politique de Défense, c’est un autre problème.»
À ce propos, le général Brisset s’interroge sur les intentions des Espagnols, qui viennent de rejoindre le programme d’avion de combat du futur. En effet, ceux-ci pourraient exiger un «juste-retour», principe en vertu duquel les États acceptent d’engager d’importantes sommes dans des programmes communs en vue de recueillir un savoir technologique et organisationnel, mais également de le mettre en œuvre dans le cas du projet. Aux yeux du directeur de recherche à l’IRIS, une telle attitude des partenaires du projet SCAF mènerait aux mêmes résultats que pour l’A400M, à savoir qu’«on se retrouve avec quelque chose qui coûte plus cher et qui marche moins bien», qui plus est au regard du défi technologique qu’incarne un outil aussi complexe que ce futur chasseur de 6e génération.
Quant à l’Europe de la Défense, mise dans la balance par Florence Parly pour justifier l’importance de l’aval donné par les Allemands à l’allocation de cette première enveloppe au SCAF, Jean-Vincent Brisset ne mâche pas ses mots. Pour lui,
«Lorsqu’on parle d’Europe de la Défense on met les choses à l’envers. L’Europe de la Défense, cela voudrait d’abord dire une politique de Défense commune. Ce n’est absolument pas le cas. La culture de la Défense et la culture militaire sont complètement différentes entre la France et l’Allemagne. […] Quand on a une Europe de la Défense qui démontre tous les jours au Sahel qu’il n’y a pas d’Europe de la Défense et qu’il n’y a absolument aucune convergence dans les politiques de Défense, dans les doctrines d’emploi, dans les manières de fonctionner et autres, on a une Europe d’intérêts industriels vaguement communs.»
Et c’est bien de rivalité et de souveraineté industrielles dont il semble être question dans ce programme d’avions du futur. Si Paris, Berlin et Madrid présentent le système d’armes de prochaine génération (NGWS) –auquel appartient le futur chasseur de 6e génération– comme la «pierre angulaire de la future puissance aérienne européenne», tout le monde ne l’entend pas de cette oreille. Les Britanniques et les Suédois ont en effet lancé de leur côté un projet concurrent, le «Tempest», dont la maquette avait été dévoilée un an avant celle du NGF. Au moment de la présentation de ce projet en 2018, Theresa May, alors Premier ministre britannique, avait souligné que cette initiative visait «à garantir l’avenir à long terme de l’industrie de Défense» au Royaume-Uni.