«L’Allemagne, censée assumer le leadership de l’Europe, est entrée dans une profonde crise politique»

Le clivage Est-Ouest né de la guerre froide a repris de la vigueur en Allemagne, en accompagnant le déclin politique d’Angela Merkel. L’alliance en Thuringe entre la CDU, le FDP et l’AfD, en témoigne. Décryptage d’Édouard Husson, spécialiste de l’histoire allemande.
Sputnik

L’alliance locale en Thuringe entre le FDP, la CDU et l’AfD a fait couler beaucoup d’encre cette semaine en Allemagne. Le mercredi 5 février, la coalition de droite était scellée pour élire le dirigeant régional, Thomas Kemmerich. Le jeudi 6 février, sous la pression de la CSU et d’Angela Merkel, celui-ci a démissionné, provoquant de nouvelles élections anticipées. Mais le malaise est profond et dure depuis quelques années. Alliée avec le SPD au sein de la coalition du gouvernement fédéral, Angela Merkel a-t-elle provoqué la recomposition des forces politiques?

Sputnik a interrogé Édouard Husson, spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, professeur à l’université de Cergy-Pontoise et auteur de Paris-Berlin, la survie de l’Europe (Éd. Gallimard). Celui-ci situe le début de l’affaiblissement de la chancelière au mois de septembre 2015, lorsqu’elle a ouvert les frontières allemandes aux migrants. Une décision lourde de conséquences car elle a suscité à sa droite, notamment à l’Est, un nouveau courant conservateur opposé à la politique du gouvernement. Dans l’espace politique ainsi disponible à droite, l’Afd s’est engouffrée en y agrégeant des personnalités proches de néonazis.

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Sputnik France: L’alliance locale entre l’AfD et le FDP représente-t-elle réellement un séisme en Allemagne?

Édouard Husson: «Oui et non. Ce n’est qu’une nouvelle manifestation du séisme déclenché par la décision d’Angela Merkel d’une politique immigrationniste radicale en 2015. Cette disposition a eu pour effet de raviver la fracture entre l’Est et l’Ouest de l’Allemagne, les nouveaux Länder et la vieille République fédérale. Un phénomène remarqué lors des élections de septembre 2017 où l’AfD avait fait un gros score dans certains nouveaux Länder, le double de ses voix à l’Ouest. Le système de l’ancienne Allemagne de l’Est, avec une AfD aussi puissante, rend extrêmement difficile pour la CDU de constituer une coalition. En Thuringe, lors des élections d’octobre 2019, le score était tel que la seule majorité qui pouvait être constituée était celle que l’on a tenté d’établir avant-hier [le 5 février, ndlr], c’est-à-dire la CDU et le FDP avec l’AfD. Donc une coalition de droite. Sauf que le FDP est difficile à situer idéologiquement. La CDU n’est plus à droite mais elle est plutôt au centre-gauche. Quant à l’AfD, c’est en Thuringe qu’elle est la plus inapte à former une coalition à cause des ambiguïtés, pour rester diplomate, du chef du parti en Thuringe. Björn Höcke a en effet des liens avec des néonazis et il a remis en cause la centralité de la Shoah dans la mémoire politique allemande.»

Sputnik France: Peut-on qualifier l’AfD d’extrême-droite?

Édouard Husson: «À l’origine, l’AfD est un parti conservateur. Mais à la différence des mouvements populistes, souverainistes ou nationalistes en Europe qui sont essentiellement des partis ancrés dans une droite dure, parfois très conservatrice, l’AfD est le seul de ces mouvements qui a une relation assumée avec des compagnons de route néonazis. Le parti s’est trop rapidement accru, du fait notamment de la décision irresponsable d’Angela Merkel d’ouvrir totalement les frontières en septembre 2015. Ce mouvement, fondé par des professeurs de droit et d’économie, est devenu soudainement un parti attractif pour un électorat de droite anti-Merkel. Mais grandissant très vite, le parti a laissé les volontaires se proposer pour encadrer sa croissance. Parmi eux, il y avait des gens qui étaient clairement proches de réseaux que l’on peut qualifier, sans exagérer, d’extrémistes. Le nazisme ayant été historiquement un mouvement d'extrême-gauche autant que d'extrême-droite, comme le fascisme, les conservateurs qui fraient avec ces individus font fausse route.»

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Sputnik France: À la suite de cette controverse, Angela Merkel est-elle fragilisée à sa droite?

Édouard Husson: «Angela Merkel est profondément affaiblie. Elle a essuyé un très lourd échec aux élections de septembre 2017 et elle a mis six mois à constituer un gouvernement. Fin 2018, elle a été obligée de renoncer à la présidence de son parti en faisant élire sa candidate, Mme Kramp-Karrenbauer, pour lui succéder, mais celle-ci n’arrive pas à imposer son autorité à la CDU. Lors de cette controverse politique, la CDU est-allemande s’est rebellée très clairement contre la présidence du parti et Mme Kramp-Karrenbauer, la femme de paille d’Angela Merkel.

Quant à la base du CDU, elle est généralement plus à droite que ses dirigeants. Le centre de gravité est au centre-droit, et non pas au centre-gauche, comme ses dirigeants. D’autre part, dans les nouveaux Länder, à l’Est de l’Allemagne, la CDU est entrée dans une phase où elle craint d’être totalement écartée par la poussée de l’Afd.»

Sputnik France: Avec la fragilisation du gouvernement allemand, n’est-ce pas également la fragilité de l’Union européenne qui est en jeu?

Édouard Husson: «L’Allemagne, en position dominante, est entrée plus tardivement dans la crise politique qui affecte toutes les sociétés occidentales les unes après les autres. Pourquoi? Parce que sa situation économique était meilleure et parce que le pays est aux commandes de l’Europe. Il a pu influencer à son avantage le système économiquement délétère et absurde de la zone euro. Le taux de change initial était très favorable à l’Allemagne quand elle a intégré la monnaie unique. Il s’agit donc d’un effet de rattrapage.

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Étant appelée à exercer plus de responsabilités que les autres États dans la construction européenne, la fragilité du pays rend plus évidente la crise politique. Nous pourrons assister à une Allemagne de plus en plus divisée politiquement, avec les Länder de l’Est qui vont mal digérer l’oukase d’Angela Merkel, puis avec la CSU bavaroise qui va prendre ses distances, avec l’Allemagne de l’Ouest historique qui va se radicaliser au centre-gauche, dans une forme de macronisme allemand. On oublie toujours de citer, ironiquement, un Länder: les Allemands de Bruxelles qui vont avoir de plus en plus tendance à s’autonomiser, à prendre de moins en moins leurs ordres de Berlin parce qu’on n’y décidera pas grand-chose. Ils vont opérer une sorte de radicalisation idéologique vers le fédéralisme sous l’influence d’Ursula von der Leyen.

On est alors dans une situation paradoxale où l’Allemagne, censée assumer le leadership de l’Europe, est entrée dans une profonde crise politique et son comportement va devenir très erratique ou très lent, selon les sujets.»     

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