Sentiment d’insécurité: les Français ont-ils raison d’avoir peur?

Le sentiment d’insécurité augmente, lit-on dans les sondages. Une inquiétude, donc trop subjective pour être prise au sérieux? L’Institut Pour la Justice publie un rapport pour dépasser ce débat. Plus de doute: les statistiques sur le temps long reflètent bel et bien l’accroissement des violences en France.
Sputnik

Ils se promenaient le soir, quai Claude Bernard à Lyon. Ils ont soudain été entourés d’une dizaine de jeunes individus. Le ton est monté et la bagarre a éclaté. Tout ça pour des téléphones portables. La police municipale a repéré l’altercation sur son système de vidéosurveillance et une équipe de la police municipale s’est dépêchée sur place, à temps pour procéder à l’interpellation de sept mineurs, âgés de 16 à 17 ans. Heureusement, les petites frappes n’ont cette fois blessé personne. Mais pour ces promeneurs, l’insécurité sera désormais davantage qu’un sentiment.

Sentiment d’insécurité: les Français ont-ils raison d’avoir peur?

«Le sentiment d’insécurité»: une expression qui aurait «tronqué le débat» sur la sécurité, selon l’Institut Pour la Justice (IPJ). À trop se focaliser sur ce sentiment, forcément subjectif, les médias comme les opposants au «tout sécuritaire» ont de facto retardé la prise de conscience de la montée des violences en France. Car il est aisé d’évacuer des craintes, jugées non fondées ou fantasmagoriques. L'IPJ a voulu mettre un terme à l'incertitude, dans un rapport sur le sujet publié le 4 février et signé par Laurent Lemasson, Docteur en droit public et science politique, responsable des publications à l’institut.

+79% de tentatives d'homicides en une décennie

Bien sûr, tous les voyants sont au rouge dans le dernier rapport Interstats/ministère de l’Intérieur, publié au début du mois de janvier. En 2019, 30 faits de coups et blessures ont eu lieu chaque heure en France. Soit 714 par jour et, en tout, 260.500 pour l’année 2019. Une hausse de 8% depuis l’année précédente et une multiplication par cinq depuis 2010. Et à cela faut-il ajouter une hausse de 9% des homicides: il en advient trois par jour, soit 970 par an. Ou encore près de 63 viols par jour, soit 22.900 par an. Une augmentation de 19 points. Mais cette explosion pourrait n’être que circonstancielle.

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Certains minimisent l’insécurité. Il est certain, les statistiques sont sujettes à caution. Ainsi le sociologue Laurent Mucchielli, longuement critiqué par l’IPJ, estime-t-il dans ses ouvrages récents que nous «vivons l’époque la moins dangereuse de notre histoire». Comparant le taux d’homicide contemporain avec celui du Moyen-Âge, et considérant que chaque génération estime que son époque est pire que la précédente, il relativise l’insécurité et surtout l’utilisation des peurs à des fins politiques. Dans la période récente, Mucchielli fait remarquer que les homicides ont augmenté dans les années 70 et 80 avant de baisser à partir du milieu de la décennie 90. Il serait donc bien inutile donc de s’affoler.

L’Institut Pour la Justice (IPJ) a tenté de saisir le problème par les cornes. Non seulement le «sentiment d’insécurité» est légitime, il serait de surcroît avéré. Bien sûr, les statistiques en la matière sont pour le moins instables. Elles varient, elles sont soumises à la définition des crimes et des délits, mais aussi aux instructions données aux forces de l’ordre et à l’institution judiciaire. Ainsi, l’augmentation des crimes et délits enregistrés peut dès lors simplement refléter une action plus intense de la police. Et donc être interprétés par certains comme le reflet d’une société répressive.

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Pourtant, les statistiques du taux de criminalité en disent long sur la violence qui s’est progressivement installée en France depuis plus d’un demi-siècle, selon les chiffres du Service Central d'Etude de la Délinquance (S.C.E.D.) de la Police judiciaire:

«Entre 1964 et 1984, le taux de criminalité passe de 13,54 pour 1000 habitants à 67,14 pour mille. Depuis, ce taux fluctue tout en restant à un niveau très élevé par rapport à ce qu’il était il y a une soixantaine d’années, aux alentours de 60 pour mille. Il y a donc une dégradation très nette, suivie d’une sorte de plateau, qui peut en effet donner l’impression trompeuse que “les choses ne sont pas pires qu’avant.”»

Les chiffres des homicides sont un indice relativement fiable et l’un des rares à être disponibles. «En 2010, le nombre d’homicides recensés était de 795, en 2018 il était de 845, soit une hausse de 6,29%», fait remarquer l’IPJ. La mesure des homicides est toutefois tronquée par l’efficacité des secours: forcément, il existe moins de victimes d’homicides si celles-ci sont sauvées par les médecins. Il convient dès lors de prendre en compte les tentatives d’homicide. Et là, l’augmentation se révèle encore plus spectaculaire:

«Nous sommes passés de 1.767 homicides et tentatives d’homicide en 2009 à 3.168 en 2018, soit une augmentation de plus de 79%...»

Dès lors, malgré toutes les évolutions possibles, «la hausse est trop forte, trop longue et trop durable pour pouvoir être considérée comme un artefact». D’autant plus que ce phénomène a aussi été remarqué à partir des années 60 dans d’autres pays et d’autres métropoles occidentales, comme Amsterdam, Dublin, Helsinki, etc.

Tout commence par une vitre brisée

Le sentiment d’insécurité traduit dès lors «une perception correcte de la réalité». Distinct de l’insécurité avérée, bien sûr, ce sentiment naît par exemple quand les murs d’un quartier se couvrent de graffitis et que les «incivilités» se multiplient. Il empêche la tranquillité d’esprit des riverains paisibles.

Laurent Lemasson rappelle qu’il «existe un lien entre le désordre dans les espaces publics et la délinquance», puisque «les entorses aux règles de la civilité se multiplient inévitablement si personne n’intervient les premières fois où elles se produisent.» Le désordre s’avère être une véritable incitation à la délinquance: le moindre délit est un signal aux délinquants et criminels, un signe que la police n’ouvre pas l’œil:

«Un quartier dans lequel de petits actes de vandalisme peuvent se commettre en toute impunité risque fort de devenir rapidement un incubateur pour des activités criminelles plus sérieuses et, en définitive, pour la violence.»
Sentiment d’insécurité: les Français ont-ils raison d’avoir peur?

En somme, Laurent Lemasson rétablit les liens de cause à effet entre le sentiment d’insécurité, le désordre, et les zones de non-droit. La «vitre brisée» est une théorie née aux États-Unis en 1982, des professeurs James Q. Wilson et George L. Kelling. Mais une théorie aux implications bien réelles: le désordre génère petit à petit un phénomène d’évitement des zones où le désordre se fait sentir. Les citoyens honnêtes les quittent, ce qui augmente mathématiquement la proportion d'individus aux principes moins affirmés. Un mécanisme qui s’observe aussi dans les établissements scolaires, où les intimidations des petits caïds s’installent au gré de la passivité ou du désarroi des enseignants. Pire encore: un mécanisme analogue à l’évitement par les policiers des quartiers susceptibles de s’enflammer.

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Et l’institut d’appeler à une révolution qui s’étend de la police au système judiciaire pour rétablir une confiance aujourd’hui rompue. S’appuyant sur les chiffres de 2019, l’IPJ fait observer que seulement 6,9% des affaires sont portées à la connaissance de la justice, parmi lesquelles seules 24,7% font l’objet d’une sanction non symbolique. De quoi en déduire que «le système pénal est totalement engorgé et que tous les efforts sont faits pour n’envoyer en prison qu’en toute dernière extrémité

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Le constat de l'IPJ est terrible. La justice créerait donc l’insécurité:

«Le système pénal français a cessé d’être moral depuis longtemps. Le fonctionnement ordinaire de la justice n’est plus guère rétributif ni compréhensible ni prévisible par l’homme de la rue, ou s’il est prévisible, c’est dans un sens négatif: les délinquants sont rarement attrapés, rarement condamnés, et dans les rares cas où ils font de la prison, ils en sortent presque toujours bien avant la fin théorique de leur peine.»

Dès lors, faire reculer le sentiment d’insécurité que ressentent les Français passe par le recul de l’insécurité elle-même. L’IPJ conclut son rapport en demandant une police qui prévient le crime «plutôt qu’à réprimer après-coup», une fin des zones dites «de non-droit» –qui augmentent au fil des années– et des émeutes; et un système pénal «rétributif, prévisible et compréhensible par les justiciables ordinaires».

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