«Get the Brexit done!» (Réalisons le Brexit!), clamait haut et fort Boris Johnson lors des élections législatives du mois dernier. Le Premier ministre a réussi son pari, en remportant le scrutin avec une écrasante majorité. Le Parlement britannique a approuvé le 22 janvier le projet de sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, un texte qui a été promulgué par la reine Elizabeth II le 23 janvier. Après trois reports, le Brexit est prévu finalement ce 31 janvier à 23h. Oui, mais que va-t-il se passer ensuite?
Londres devra négocier de nouvelles relations commerciales avec l’Union européenne, dans une phase de transition qui devrait durer jusqu’à la fin de l’année 2020, tout en appliquant entre-temps la législation et les directives européennes. En parallèle, le gouvernement britannique souhaite développer ses échanges avec les États-Unis ainsi qu’avec les États du Commonwealth. Comment Boris Johnson pourra-t-il concilier cette volonté de diversifier les échanges britanniques avec l’application de ses promesses de campagne, tendant au conservatisme social?
Agnès Alexandre-Collier a répondu à Sputnik. Elle est professeur de civilisation britannique à l’université de Bourgogne, membre de la délégation du CNRS à la Maison française d’Oxford et spécialiste du conservatisme britannique. Avec Emmanuelle Avril, elle a écrit Les Partis politiques en Grande-Bretagne (Éd. Armand Colin, 2013).
Sputnik France: Quelques jours avant la date fatidique du 31 janvier, le Royaume-Uni est-il définitivement prêt pour le Brexit?
Agnès Alexandre-Collier: «Nous entrons dans la période de transition, ce qui fait sa difficulté. C’est une période qui fait que le Royaume-Uni va rester soumis aux régulations et aux directives européennes sans en être officiellement membre. Le gouvernement britannique va utiliser cette période pour à la fois négocier de nouveaux traités, instaurant de nouvelles relations dans un certain nombre de domaines, comme le marché intérieur, la pêche, la législation sociale, etc. et en parallèle essayer d’engager des traités bilatéraux avec d’autres pays, comme les États-Unis, dont on parle beaucoup. C’est une période un peu bancale. Le Royaume-Uni est-il prêt? Je ne sais pas. En tout cas, Boris Johnson vient de faire passer son projet au Parlement, donc le 31 janvier, le Royaume-Uni n’est officiellement plus membre de l’Union européenne, tout en restant dans cette période provisoire, qui l’oblige encore à souscrire aux régulations et à la législation européennes.»
Agnès Alexandre-Collier: «Quoi qu’on pense de Boris Johnson, il est là pour rester au moins un mandat, voire deux. C’est inquiétant pour ses opposants. L’élection de décembre a été une victoire importante, y compris dans les terres travaillistes. Tout l’enjeu pour lui, ce n’est pas seulement le Brexit, parce qu’il y a tout un discours conservateur qui consiste à dire que ça y est, c’est fait. Le slogan Get Brexit done! a été en quelque sorte validé et le Parlement a voté le projet de Boris Johnson. Donc maintenant, on ne parle plus du Brexit.
Selon la presse britannique, Boris Johnson a demandé à ce que le terme ne soit plus employé dans l’administration et que le Department for exiting the European Union (le ministère chargé du Brexit) disparaisse. Donc il y a vraiment un discours de déni du Brexit qui se met en place et, en parallèle, ce qui va être problématique pour lui à mon avis, c’est le début d’une seconde étape. Boris Johnson le vit comme la fin d’un processus, alors que tout reste à faire.
L’autre problème, c’est qu’il a raflé les terres travaillistes dans les Midlands et dans le Nord-Est de l’Angleterre, des terres qui n’avaient jamais voté conservateur depuis 1918. Au-delà du raz-de-marée électoral numériquement important, il y a aussi un changement historique fondamental, qui n’est pas seulement lié à la popularité de Boris Johnson, mais aussi à l’état de l’opposition travailliste et l’impopularité de Jeremy Corbyn.»
Sputnik France: Les conservateurs ont-ils rompu avec le néo-libéralisme thatchérien?
Agnès Alexandre-Collier: «La difficulté de penser cela, c’est que Johnson a fait campagne sur un programme qui s’appelle “One Nation”. Il y a eu beaucoup de malentendus sur ce concept-là. Ce qu’on lit dans la presse, c’est que “One Nation”, c’est le conservatisme social qui s’intéresse à la société, à la pauvreté, au chômage. C’est plus complexe.
“One Nation” est un concept qui remonte à Benjamin Disraeli au XIXe siècle et qui consistait à dire à l’époque, “la société est divisée, notre mission en tant que conservateurs, c’est de soigner la société. Nous, en tant qu’aristocrates et élite conservatrice, notre devoir est de protéger les plus démunis”. C’est un discours paternaliste, ce n’est pas un discours qui consiste à vouloir résoudre les inégalités, c’est là où est le malentendu. C’est un discours paternaliste, qui consiste à dire, “nous élites, on va protéger les plus démunis. Mais les inégalités sont naturelles, on va ne rien faire pour les résoudre, parce qu’elles sont une composante organique de nos sociétés”. C’est le conservatisme.
C’est une façon de remettre du social dans son discours, mais si on l’entend dans un sens purement conservateur, tous les Premiers ministres conservateurs ont été “One Nation”, y compris Margaret Thatcher. Elle a eu ce genre de discours sur la volonté de protéger les plus faibles. Mais ça ne veut pas dire que soudainement, ils vont introduire le socialisme au Royaume-Uni.»
Sputnik France: Dans ce cadre «One Nation», que souhaite réaliser concrètement Boris Johnson?
Agnès Alexandre-Collier: «Concrètement, ça passe essentiellement par le NHS (National Health Service), le système de santé, et sa modernisation. Il y a de longues listes d’attente, il y a des dysfonctionnements majeurs et le NHS coûte très cher à l’État. C’est le problème identifié historiquement par le Parti conservateur. Depuis Thatcher, il y a eu des velléités, non pas de privatiser le NHS, mais en tout cas des velléités de moderniser la façon dont le NHS est financé. C’est Tony Blair qui a introduit le secteur privé dans le financement du NHS.
Il n’est pas thatchérien, mais on se dit que le naturel va finir par reprendre le dessus. La City et les milieux d’affaires vont avoir leur mot à dire. La vision de Johnson est très difficile à clarifier, parce qu’elle est traversée par des contradictions. On a à la fois la vision d’une société qui va relancer la consommation, investir dans les services publics et renforcer l’État. D’un autre côté, on a cette vision du Royaume-Uni post-Brexit, image utopique d’un Singapour sur la Tamise qui va déréglementer, défiscaliser et relancer les échanges commerciaux, surtout avec les États-Unis et les pays du Commonwealth.
Ce sont deux visions qui se contredisent. Comment Johnson va-t-il réussir à concilier ces deux injonctions différentes, à savoir rassurer les classes populaires et les électeurs conservateurs traditionnels, qui sont les milieux d’affaires et les classes supérieures? J’attends de savoir quelles seront les premières réformes sociales et économiques de Johnson. Pour l’instant, il est embourbé dans le Brexit.»
Sputnik France: Face à Boris Johnson et le parti conservateur, dans quel état se situe le parti travailliste?
Agnès Alexandre-Collier: «Quel leader va prendre la tête du parti? Le leader conservateur avait un boulevard devant lui, sans la moindre contrainte et entrave. Le parti travailliste est embourbé à la fois par un discours socialiste qui ne correspond plus aux attentes des Britanniques depuis les années 80, puis un programme extrêmement confus et surtout une vision du Brexit très ambiguë. On ne savait pas du tout comment il se positionnait.
C’est ça, l’enjeu du prochain leader. Va-t-il réussir à clarifier cela? Et s’il le fait, on pourra peut-être parler d’une nouvelle opposition travailliste qui va jouer son rôle de contre-pouvoir efficace, qu’elle n’a pas su jouer jusqu’à présent. Mais quoi qu’on pense de Johnson, il est parti pour durer, sauf s’il s’avère que ses promesses sont un écran de fumée.»