Algérie: Tebboune déclare la guerre au discours de la haine

Le Président algérien a ordonné, lundi, l’élaboration d’une loi criminalisant «toute forme de racisme, de régionalisme et de discours de la haine dans le pays». Une annonce qui suscite des interrogations, d’autant que des dispositions pour lutter contre ce phénomène existent dans le Code pénal.
Sputnik

Abdelmadjid Tebboune veut frapper fort. Lundi matin, les services de la présidence de la République rendaient public un communiqué dans lequel il est ordonné au Premier ministre Abdelaziz Djerad d'élaborer un projet de loi criminalisant les discours haineux.

«Cette mesure intervient après avoir constaté une recrudescence du discours de la haine et de l'incitation à la fitna (discorde), notamment à travers les réseaux sociaux [et vise] à faire face à ceux qui exploitent la liberté et le caractère pacifique du Hirak (mouvement populaire) pour brandir des slogans portant atteinte à la cohésion nationale», lit-on dans ce communiqué de la présidence de la République.

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L’initiative présidentielle semble avoir pour origine une affaire qui s’est produite quelques jours plus tôt sur Facebook. Vendredi 10 janvier, le directeur de la Culture de la wilaya (département), Rabah Drif, accusait Abane Ramdane, un des principaux dirigeants politiques de la révolution algérienne, d’être un «traître». Dans son post (supprimé depuis), Drif s’est même réjoui qu’Abane Ramdane –originaire de Kabylie– ait été assassiné le 27 décembre 1957, durant la Guerre de libération, par Abdelhafid Boussouf, puissant patron des services secrets algériens.

Des propos qui ont donné lieu à de vives réactions sur les réseaux sociaux. Dimanche, le ministère de la Culture a mis fin aux fonctions de son représentant à Msila. «Attenter à la mémoire d’Abane Ramdane est un acte inacceptable sur le fond et la forme», Abane étant «une des figures emblématiques de la glorieuse révolution nationale et l'un des architectes du Congrès de la Soummam», précise le département de la Culture dans un communiqué.

Proche d’Azzedine Mihoubi, ancien ministre de la Culture sous Bouteflika et candidat à l’élection présidentielle du 12 décembre 2019, Rabah Drif a pour habitude de tenir un discours ouvertement antikabyle, d’où les accusations portées à l’encontre d’Abane Ramdane, un héros national qui reste un des symboles de cette région.

Pour Nori Dris, enseignant chercheur en sociologie à l'université Sétif 2, il n’existe pas de haine réelle entre les différentes composantes de la société algérienne. Nous assistons, selon lui, à une «mobilisation régionale pour la conquête du pouvoir».

«Ce sont des ressources politiques qui permettent de mobiliser des formes de solidarités organiques pour conquérir le pouvoir. Les gens tentent de se positionner avec les moyens et les mécanismes qui sont à leur disposition, comme le clientélisme ou le régionalisme. En Algérie, nous sommes face à un phénomène régionaliste. Le risque, c’est qu’avec le temps, celui-ci donne réellement lieu à une forme de haine entre les différentes composantes de la société», estime Nori Dris.

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Le sociologue cite l’exemple de Naïma Salhi, qui a fait du discours antiberbère et antikabyle un véritable projet politique. Salhi, qui intervient presque quotidiennement sur les réseaux sociaux, est députée d’Alger et préside le Parti de l'équité et de la proclamation, formation de tendance islamiste. Nori Dris estime qu’elle agit en toute impunité et qu’elle semble même chargée d’une mission.

«Au début de sa carrière politique, Naïma Salhi se présentait comme une Algérienne fière de ses origines kabyles et berbères. Elle a soudain changé de cap et s’est mise à proférer des propos racistes contre les habitants de la Kabylie. Il semble qu’il y ait eu une volonté de faire de cette personne un leader de la pensée régionaliste. C’est une des voix du discours haineux, mais le souci c’est qu’elle est parlementaire et à la tête d’un parti politique agréé. La question est: Naïma Salhi a-t-elle reçu des instructions pour adopter un discours haineux?», s’interroge-t-il.

Très active au sein du Mouvement citoyen, la réalisatrice Drifa Mezenner se montre sceptique quant à la volonté des autorités de lutter contre le discours de la haine et toute forme de racisme. Pour elle, la nouvelle loi annoncée par Tebboune pourrait être utilisée contre la société et elle relève que le danger réside dans «l’imprécision des lois» et «leur libre interprétation par la justice».

«Je pense que le danger vient des textes qui sont trop vagues. Les personnes qui ont été arrêtées durant le Hirak ont toutes été jugées sur la base de lois qui ont fait l’objet d’une interprétation différente d’un tribunal à un autre. Nous devons avoir des lois précises et explicites et non pas des textes qui donneront lieu à un traitement au cas par cas. Sinon, des citoyens risquent de se retrouver en prison pour avoir donné un simple avis. De telles lois créeront une situation de censure dangereuse pour la société», prévient-elle.

Pour dénoncer le discours de la haine dans les médias, Drifa a lancé au mois de décembre 2019 l’Appel pour l’arrêt et la criminalisation du discours de la haine, une pétition sur le web qui a récolté, jusqu’à présent, plus de 4.700 signatures. La réalisatrice pointe du doigt les réseaux sociaux ainsi que les télévisions privées qu’elle considère être les principaux vecteurs du discours haineux.

«Le discours de la haine, nous le retrouvons dans les réseaux sociaux mais aussi dans les programmes des chaînes de télévision qui sont devenues le principal vecteur du racisme et du régionalisme. Le problème n’est pas dans le fait qu’il existe des individus racistes, il y en a partout dans le monde; le problème réside dans les institutions et les médias qui prônent et facilitent de telles pratiques. La priorité est donc la lutte contre le laxisme et l’impunité», insiste-t-elle.

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Pourquoi une telle loi du moment que la pénalisation de l’incitation à la haine est prévue dans le Code pénal? «Toute diffamation commise envers une ou plusieurs personnes qui appartiennent à un groupe ethnique ou philosophique, ou à une religion déterminée est punie d’un emprisonnement d’un (1) mois à un (1) an et d’une amende de dix mille dinars (75 euros) à cent mille dinars (750 euros) ou de l’une de ces deux peines seulement, lorsqu’elle a pour but d’inciter à la haine entre les citoyens ou habitants (…) Toute injure commise envers une ou plusieurs personnes qui appartiennent à un groupe ethnique ou philosophique, ou à une religion déterminée est punie d’un emprisonnement de cinq (5) jours à six (6) mois et d’une amende de cinq mille dinars (38 euros) à cinquante mille dinars (377 euros) DA ou de l’une de ces deux peines seulement», précisent les articles 298 et 298 bis.

Abdallah Heboul, avocat au barreau d’Alger et ancien magistrat, se dit surpris par une telle initiative. «Cette annonce est hors sujet. On a l’impression que le Président n’a pas de conseillers juridiques pour lui expliquer la teneur des lois et leur champ d’application. Le Code pénal a été amendé à plusieurs reprises et ces deux articles datent de 2006. La loi est là, il suffit juste de l’appliquer», note-t-il.

Alors simple effet d’annonce ou réelle volonté de lutter contre un phénomène dangereux qui a pris de l’ampleur ces derniers mois? Il faudra attendre le projet de loi pour juger.

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