Pour toute une génération d’Irakiens, la guerre et la violence sont un mode de vie. Seulement quelques mois après la victoire totale sur le califat de Daech*, les Irakiens sont redescendus dans la rue face à la répression, au péril de leur vie, pour dénoncer un gouvernement qu’ils considèrent corrompu et à la solde de Téhéran.
Après deux mois de contestations d’une violence inouïe à Bagdad et dans le sud de l’Irak, ils ont eu gain de cause et le 29 novembre, le Premier ministre Adel Abdel-Mehdi a présenté sa démission, qui a été accepté le 2 décembre par le Parlement.
La situation était devenue réellement explosive ces dernières semaines, avec des manifestants qui tombaient sous les balles de la police et de l’armée. Afin de comprendre les enjeux et les conséquences de cette révolte, Sputnik France a interrogé Myriam Benraad, spécialiste du Moyen-Orient et auteur du livre «L’Irak par-delà toutes les guerres: idées reçues sur un État en transition», paru aux éditions Le Cavalier Bleu en 2018. Entretien.
Sputnik France: Quelle part de responsabilité peut être imputée au gouvernement d’Abdel Mehdi dans la crise actuelle? Après tout, il n’a fait qu’un an au gouvernement…
Myriam Benraad: «Vous êtes le premier à me la poser et c’est une très bonne question. En réalité, ce soulèvement populaire est lié à politique et la gestion du gouvernement élu en 2018, mais aussi à des facteurs structurels qui étaient là bien avant Abdel-Mehdi. Venant du gouvernement, l’une des principales raisons du mécontentement, c’est le fait que tout n’a pas été remis à plat dans le système politique.
L’élection d’Adel Abdel-Mehdi de ce point de vue est paradoxale: d’un côté, il représentait une forme de consensus, du fait qu’il était perçu comme modéré, ce qui semblait être une bonne idée dans la période post-Daech. De l’autre, il ne pouvait incarner ce renouveau, ce changement radical tant attendu par des millions d’Irakiens, et ne l’a pas fait. Il y avait également un décalage entre son agenda de petits pas et celui des Irakiens qui avaient besoin d’importantes réformes rapides dans des secteurs cruciaux. Je pense que cette situation traduit bien le fossé qui existe entre une caste politique déconnectée et les Irakiens.»
Sputnik France:… Donc quelque part, c’est son inaction qu’il l’a tué?
Myriam Benraad: «Oui, mais ce n’était pas non plus une inaction volontaire. Il n’était pas dans une logique d’apathie politique. Cette inaction est due à deux choses: d’une part, les résistances du Système, dont il était très dépendant et dont il est devenu le produit in fine. D’autre part, il était plus dans une logique technocratique visant à réformer petit à petit et là, il s’est heurté au Système qu’il l’a intronisé et à la rue. Quelque part, cette démission était prévisible…»
Sputnik France: Si le gouvernement Mehdi n’assurait pas les services les plus basiques, est-ce qu’un autre gouvernement pourra réellement le faire? La culture de la corruption en Irak n’est pas le fait d’un homme…
Myriam Benraad: «Comme vous dites, ce n’est pas la question d’un seul homme, mais de tout un système. Je pense néanmoins que par la force des choses, il y aura du changement. Aujourd’hui, la pression de la rue, la force du nombre est telle qu’il y aura forcément un changement dans les politiques menées. Le danger est tout de même toujours présent qu’un homme issu de cette classe politique décrédibilisée essaye de maintenir le statu quo, mais au vu de la contestation, ce n’est que très peu probable.»
Sputnik France: Ce sont des sunnites et des chiites qui étaient dans la rue ces derniers mois. Peut-on dire qu’on a dépassé les clivages religieux, voire ethniques, qui déchirent le pays depuis de nombreuses années?
Myriam Benraad: «Actuellement, ce n’est pas le point de fixation des événements. Aujourd’hui, je pense que l’on arrive à des formules communautaires à bout de souffle. Cela s’est très bien traduit dans la contestation par des slogans de rejet du confessionnalisme et du communautarisme. Les gens voient dans ces logiques sectaires un instrument de division du Système et donc dépassent ces clivages.»
Sputnik France: Dans le contexte régional, la reconstitution d’un gouvernement fera forcément l’objet de tractations venant de l’étranger. Est-ce un scénario réellement crédible d’avoir un pays comme l’Irak qui ne soit pas à la solde d’une grande puissance régionale ou mondiale?
Myriam Benraad: «C’est un peu le problème. On a vu ce rejet clairement exprimé avec l’incendie du consulat iranien. Il ne faut pas sous-estimer non plus le rejet de l’influence américaine. Toutes les formes d’ingérences sont aujourd’hui très mal perçues en Irak. Néanmoins, il ne faut pas s’attendre à ce que tout change du jour au lendemain. Certaines puissances continueront d’avoir un droit de regard, notamment l’Iran. Ces manifestations emportent certains stigmates, mais ne mettront pas fin de fait à tout ce que l’Iran a investi ces dernières années. C’est là que le bât blesse, car malgré tous leurs efforts, inévitablement des formes d’ingérences vont s’exercer, et le prochain gouvernement souffrira d’un manque de légitimité. Un futur gouvernement dont on sait qu’un ou plusieurs ministres ont été choisis par l’Iran, ne fera qu’alimenter la colère des Irakiens.»
Sputnik France: De ce que je comprends, le Système et ses tentacules sera toujours présent dans les mois, voire les années à venir, l’ingérence étrangère également. La population irakienne ne semble pas sortie d’affaire…
Myriam Benraad: «C’est un peu l’idée, malheureusement… J’en reviens aux raisons plus structurelles de la révolte que l’on connaît aujourd’hui: c’est une accumulation de plusieurs colères, de plusieurs séquences de grandes violences qui forment un agrégat de frustrations qui ont atteint leurs points de rupture cette année.»
*Daech est une organisation terroriste interdite en Russie