Des victimes suivies et «sauvagement agressées» dans leurs halls d’immeuble, entre 20 h et 2 h du matin, non loin de son domicile: un «violeur en série» a suscité une «certaine psychose» à Nantes. En quinze jours, il aurait commis un viol, une tentative de viol et trois agressions sexuelles sur cinq femmes. Repéré sur des images de vidéosurveillance, ce jeune homme de 29 ans a été présenté le 8 novembre à un juge d’instruction et placé en détention provisoire. Mais il était déjà connu par la Justice: le suspect avait déjà été condamné en 2017 à Rennes pour des faits similaires.
Ce drame soulève la question de la prise en charge par la justice des délinquants et criminels sexuels. Comment les experts psychiatres agissent-ils? Spécialiste en psychiatrie criminelle, expert près de la cour d’appel de Metz et praticien hospitalier en Unité pour malades difficiles, le Dr. Alexandre Baratta nous a répondu.
Sputnik France: On pointe souvent du doigt les magistrats. Or, ceux-ci fondent leur jugement sur les expertises psychiatriques. Y a-t-il un défaut dans l’évaluation des délinquants sexuels, qui expliquerait les drames comme celui de Nantes?
Dr. Alexandre Baratta: «En général, les expertises sont relativement fiables. Les seuls loupés, d’ailleurs médiatisés, s’expliquent de deux façons: soit l’expert n’est pas formé à la criminologie -on peut être expert psychiatre sans avoir de formation complémentaire à la criminologie-, donc avec des bases généralement psychiatriques. Et ça ne suffit pas pour évaluer un délinquant ou un criminel, qui, dans 90% des cas, ne souffre pas de maladie mentale quand on n’a pas cette formation complémentaire.
Je vais prendre le problème d’Alain Pénin [ndlr: reconnu coupable du viol de Natasha Mougel en 2010]. En 2009, l’expert psychiatre qui l’avait vu en prison dans le cadre d’un aménagement de peine n’avait pas du tout étudié son dossier judiciaire. Il a rendu son rapport d’expertise en se basant uniquement sur la parole du détenu. En considérant que lorsque le détenu reconnaissait les faits pour lesquels il avait été condamné, et exprimait des remords, l’expert a estimé que le risque de récidive était faible. Or, on sait que la reconnaissance des faits n’est pas du tout corrélée au risque de récidive. En plus, il n’a pas mentionné qu’il n’avait pas étudié le dossier pénal du sujet et ne l’a pas mentionné dans son rapport d’expertise. Et donc il a rendu une expertise en considérant qu’il n’était pas dangereux. Moins d’un an après sa libération conditionnelle, Alain Pénin a tué et violé Natacha Mougel. Ça, c’est un premier problème, le défaut de formation.»
Sputnik France: L’expert psychiatre a en effet été condamné en 2018 par le Tribunal de Grande Instance de Lille, qui a reconnu sa faute et sa responsabilité civile. Mais ce défaut de formation au sein des experts psychiatres est-il le seul?
Dr. Alexandre Baratta: «Le deuxième écueil, moins fréquent, c’est l’aveuglement idéologique. Le meilleur exemple, c’est l’affaire Agnès Marin, en novembre 2011, une jeune fille violée par un camarade d’internat en Haute-Loire. Dans cette affaire, l’expert psychiatre avait évalué le suspect déjà mis en examen pour une autre affaire de viol, et avait considéré qu’il n’était pas dangereux. Dans son rapport, que j’ai pu consulter, il expliquait qu’il “refusait de considérer l’homme comme dangereux”, alors qu’il avait clairement des marqueurs de dangerosité criminologique. Là, c’était un problème d’aveuglement idéologique.»
«Le deuxième écueil, moins fréquent, c’est l’aveuglement idéologique.»
Sputnik France: D’où cet «aveuglément idéologique» provient-il?
Dr. Alexandre Baratta: «Croire que l’homme est bon, que la perversion n’existe pas… ce sont des postulats qui traversent certaines formations d’ordre psychanalytique. C’est pour cela qu’un collectif de psychiatres et psychologues a récemment demandé que la psychanalyse soit bannie des tribunaux. Parce que, justement, les erreurs d’évaluation se retrouvent chez ceux d’orientation psychanalytique –les héritiers de Jacques Lacan et de Sigmund Freud. Le problème, c’est qu’ils utilisent des critères qui n’ont aucun lien avec le risque de récidive. Par exemple, lorsque le sujet reconnaît les faits et s’avère capable de critiquer les faits pour lesquels il est condamné, le risque serait moins élevé. La psychanalyse n’a pas été développée pour évaluer les criminels et les délinquants, donc c’est totalement inopérant.»
Sputnik France: «Un quart des délinquants ou criminels sexuels récidivent sur une période de 15 ans», avez-vous écrit en 2011 dans une note de l’Institut pour la Justice. Peut-on parvenir à une évaluation fiable du risque de récidive?
Dr. Alexandre Baratta: «Oui tout à fait. Sans parvenir à prédire la récidive sur un individu particulier, il est possible de parvenir à une évaluation fiable. On peut faire une évaluation quantitative du risque de récidive. On sait quelquefois que dans certains profils, le risque sera faible. Mais il ne faut pas confondre risque faible et nul. Quelqu’un qui est “risque faible” peut quand même récidiver, alors qu’un autre risque élevé peut ne pas récidiver. C’est toute la difficulté: évaluer le risque et mettre le maximum de moyens sur ceux qui présentent le plus grand risque de récidive.»
Sputnik France: Toujours en 2011, vous releviez le décalage potentiel entre deux évaluations d’un même détenu, par deux experts différents. Ce décalage a-t-il été comblé?
Dr. Alexandre Baratta: «Heureusement, les choses ont évolué. En fait, il y a trois méthodes complémentaires qu’il faut utiliser pour une même personne, et par le même expert: les méthodes cliniques classiques, complétées par une étude statique de type actuariel, l’échelle VRAG par exemple [Violence Risk Apraisal Guide. Cette échelle note 12 facteurs, dont les difficultés scolaires, les échecs de libération conditionnelle, les troubles de la personnalité, etc., afin d’évaluer le risque de récidive, ndlr] et par un outil dynamique, par exemple la HCR-20 pour les violences physiques [Historical Clinical Risk Management 20, qui compte 20 facteurs sur l’histoire du patient, son appréciation clinique (introspection, résistance au traitement) et la gestion du risque probable, ndlr].
Depuis les années 2010/11, de plus en plus de psychologues et psychiatres utilisent ces outils dans le cadre des expertises. Ils sont aussi de plus en plus connus par les magistrats. Je me souviens d’un passage en assises, le président, qui était jeune, était sensibilisé. Par contre, dans certains cours d’assises où les présidents ont un certain âge, ça reste des notions assez obscures. Ça reste une question de générations.»
Sputnik France: existe-t-il un portrait-type de délinquant sexuel?
Dr. Alexandre Baratta: «Hélas non! En fait, il existe une multitude de portraits, c’est extrêmement variable: du père bien intégré socialement incestueux à l’homme d’église qui viole des enfants de chœur, au psychopathe SDF toxicomane qui violera une femme inconnue. On a différents profils, il est possible de les classer ces profils en plusieurs typologies. Par exemple, une typologie de violeur de femmes: le violeur colérique, le violeur opportuniste et le violeur sadique. Le dernier est celui qui suit les femmes inconnues et développe des perversions sexuelles. [Le cas de figure de Nantes, ndlr] semble relever de cette catégorie. C’est le moins fréquent que l’on rencontre, environ 20% des auteurs de viols de femmes adultes.
«Le profil le plus fréquent, c’est le violeur colérique.»
Sachant que le profil le plus fréquent, c’est le violeur colérique. Classiquement, l’auteur connaît sa victime: une proche, une amie, sa partenaire, quelqu’un qu’il fréquente de temps en temps. En général, le viol n’est pas du tout prémédité, c’est totalement impulsif, il surgit par exemple dans une simple dispute, et prend la forme d’une recherche de domination. Il frappe et cela va se poursuivre par un viol. Là, finalement, le risque de récidive sera relativement faible. Il peut y avoir un fort risque de récidive de violence, mais s’il n’y a pas de déviance sexuelle, le risque de récidive de viol sera faible.»
Sputnik France: Peut-on traiter les délinquants sexuels? La prise en charge de ces derniers est-elle fiable?
Dr. Alexandre Baratta: «On peut en proposer lorsqu’il y a des cibles thérapeutiques. Par exemple, dans le cas du violeur colérique, on peut traiter son impulsivité, lui fournir des traitements psychotropes qui vont diminuer son impulsivité, par exemple par neuroleptiques. Quand il y a des problématiques toxiques (alcool ou stupéfiants), on peut cibler cette problématique. Donc oui, on peut diminuer le risque de violences physiques ou sexuelles.
«[La castration chimique] n'est pas si radicale que ça (...) à l’heure actuelle, j’ai deux patients hospitalisés dans mon unité, dont l’un a violé une patiente et l’autre tenté d’en violer une, sous castration chimique!»
Si on prend le cas du violeur sadique, là clairement, la principale cible est thérapeutique, notamment dans le cas du pédophile, du prédateur sexuel, la cible est la déviance sexuelle. C’est la castration chimique que l’on peut mettre en œuvre. On peut l’utiliser en France. Nous avons deux molécules qui ont une autorisation de mise sur le marché: l’androcure, un comprimé que le patient doit prendre tous les jours (s’il ne le prend pas, ça ne marchera pas), et le salvacyl, un traitement par voie injectable, à prendre tous les trois mois. J’ai une préférence pour ce dernier, car il a moins d’effets secondaires (risques d’embolies pulmonaires, troubles cérébraux, d’œdème au niveau du foie, etc.). Le salvacyl n’a qu’un risque d’ostéoporose, après plusieurs années de traitement.»
Sputnik France: Mais la castration chimique, n’est-ce pas radical?
Dr. Alexandre Baratta: «Ce n’est pas si radical que ça. Quand on a une indication, je le prescris souvent. Mes patients en injonction de soins, je n’hésite pas à le prescrire après bilan hormonal et endocrinologique. Ce n’est pas si radical que ça: si on arrête le traitement, la libido revient en quelques semaines… et le risque de récidive aussi. Associée à la psychothérapie, la castration chimique ne diminue le risque de récidive que de 30%. Donc ça n’a rien de radical. Je peux vous en parler concrètement: à l’heure actuelle, j’ai deux patients hospitalisés dans mon unité, dont l’un a violé une patiente et l’autre tenté d’en violer une, sous castration chimique!»
Sputnik France: Alors que peut-on faire davantage?
Dr. Alexandre Baratta: «Au niveau médical, rien. Pour ces patients, la réponse n’est pas juridique: ils souffrent d’une déficience mentale, donc ils ne sont même pas accessibles à la sanction pénale. Ils sont hospitalisés en milieu psychiatrique fermé, sous haute surveillance, mais tôt ou tard, ils seront amenés à retourner dans leurs hôpitaux respectifs, et s’il y a un défaut de surveillance soignante, ils risquent en effet d’essayer une récidive. On a d’autres patients qui ne sont ni malades mentaux ni en hôpital psychiatrique. Et même sous castration chimique, ils risquent de recommencer.»
Sputnik France: Est-ce dans ce cas un manque de moyens?
Dr. Alexandre Baratta: «[Plus de moyens, nldr], ce serait pas mal, au niveau du suivi des conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation (CPIP). Depuis une dizaine d’années, nous connaissons une surcharge des CPIP. Les rencontres se font une fois par mois, c’est léger pour les profils problématiques. Ils n’ont pas le choix, ils croulent sous les dossiers… ce qui nous renvoie à un problème de surcharge de la Justice.»