«Une Allemagne réunifiée est simplement trop grande et trop puissante pour n’être qu’un acteur parmi d’autres au sein de l’Europe», écrivait Margaret Thatcher dans ses mémoires, The Downing Street Years (Harper Collins, 1993). «J’aime tellement l’Allemagne que je suis ravi qu’il y en ait deux», ironisait quant à lui l’écrivain François Mauriac dès 1967.
L'émission Russeurope Express sur Sputnik consacre son nouveau numéro au trentième anniversaire de cette date majeure: l'historien Édouard Husson est l'invité de Jacques Sapir et Clément Ollivier.
«C’est peu dire que ces événements choquèrent nos dirigeants. La répugnance à envisager les conséquences de la réunification allemande était palpable», se souvient Jacques Sapir pour Russeurope Express.
«Cela signifiait la fin du XXe siècle» relate-t-il, «que l’Allemagne redevenait de fait la puissance hégémonique de l’Europe». Alors «petite main» d'un collaborateur de Roland Dumas, le ministre des Affaires étrangères de l'époque, Jacques Sapir souligne qu’on estimait que «ces événements n’impliquaient pas l’émergence automatique d’un nouveau siècle».
«On n’a pas du tout perçu l’évènement», confie pour sa part Édouard Husson, historien et président de la fondation Robert de Sorbon. Spécialiste des relations franco-allemandes, il publie pour l'occasion Paris-Berlin: la survie de l’Europe (Gallimard/Esprits du monde, 2019).
L’unité du mark, «une décision éminemment politique»
Au moment de la réunification des deux Allemagnes, Helmut Kohl impose la parité entre le mark ouest-allemand et son pendant est-allemand. Une décision «purement politique» selon Jacques Sapir, et allant «à l’encontre de la majorité des économistes» qui entouraient alors le chancelier, ces derniers plaidant alors pour un taux de conversion de l’ordre de deux mark de l’Est pour un mark de l’Ouest.
«Ils ont été surpris et d’une certaine manière choqués par cette décision purement politique» du chancelier Kohl imposant la parité. Spécialiste des questions monétaires, Jacques Sapir détaille les lourdes conséquences qu’aura cette décision: si dans l’immédiat, le pouvoir d’achat des Allemands de l’Est est boosté, la compétitivité de leur industrie et de leur économie se retrouve laminée. Aujourd’hui encore perdureraient ainsi les stigmates de cette décision, qui magnifia l’écart de compétitivité entre les économies ouest- et est-allemande, à savoir plus de chômage et des salaires en moyenne plus bas.
«C’est toujours l’une des conséquences lointaines de cette décision, qui est une décision éminemment politique et pas économique, de faire l’unité des deux marks», insiste Jacques Sapir. «La prudence des économistes, justifiées pour de nombreuses raisons objectives, n’a pas pesé très lourd face à des arguments politiques.»
Face au «risque allemand» que croient voir certains dirigeants français, ces derniers décident de pousser le projet de construction européenne et «se retrouvent ainsi, sans le vouloir, connivents du projet allemand: le traité de Maastricht en fut très largement le produit», conclut le directeur d'études à l'EHESS.
Un euro pour les gouverner tous
En effet, «Mitterrand avait peur de l’Allemagne», rappelle Édouard Husson, tandis que Jacques Sapir revient sur les conditions dans lesquelles s’est négocié le basculement en Europe vers une monnaie unique plutôt qu'une simple monnaie commune. Bien qu’il «ne comprenne rien aux choses monétaires», le président de la République avait alors une obsession, celle de «contrôler l’Allemagne à tout prix». L’euro apparaît alors comme l’outil idéal. Un outil d’autant plus sollicité côté français que de hauts fonctionnaires de Bercy voient dans une monnaie unique un moyen de «discipliner» les comportements économiques et sociaux en France.
«Progressivement, on passe de l’idée d’un euro qui était d'une certaine manière conçu pour éviter à l’Allemagne de nous faire du tort en montant trop ses taux d’intérêt, à une situation où c’est l’Allemagne qui de fait a les clefs de l’euro.»
Une «prophétie autoréalisatrice» en somme, dans laquelle la France s’est enfermée, juge Édouard Husson: «Les hommes politiques français ont perdu leur sang-froid, Mitterrand d’abord, Giscard aussi». Le spécialiste des relations franco-allemande évoque les avertissements adressés au début des années quatre-vingt-dix par les dirigeants de la Bundesbank à leurs homologues français, les mettant en garde contre la mise en place d’une monnaie unique à l’époque, au moment où l’Allemagne, empêtrée dans la réunification, comptait bien augmenter ses taux d’intérêt pour compenser la politique monétaire d’Helmut Kohl.
«Si ce sage conseil, qui avait été donné par de vrais amis de la France, avait été suivi, la France, qui avait redressé ses finances dans les années quatre-vingt et qui connaissait un renouveau entrepreneurial, aurait connu un véritable boom, et elle serait devenue momentanément la première puissance du continent. Nous avons fait le contraire. Nous avons aligné nos taux d’intérêt sur ceux de l’Allemagne et nous avons cassé la croissance française possible», se désole Édouard Husson.
L'historien insiste particulièrement sur la forme du leadership allemand. Celui-ci n’est pas politique, mais s’exerce par un contrôle procédural: des règles à respecter, gravées dans le marbre des traités, comme celui de Maastricht et dont les critères «ne correspondaient pas à la réalité de l’économie française et beaucoup mieux à la réalité de l’économie allemande» juge-t-il.
«C’est vous qui avez voulu ça, pas les Allemands», assène Édouard Husson à l’attention des dirigeants français, dont certains, de nos jours, «ont tendance à devenir germanophobes». Il revient sur les concessions que la France, notamment sous Jacques Chirac, a faites aux Allemands, comme des critères de vote plus favorable au Conseil européen ou une meilleure représentation au Parlement, alors même que la démographie française est plus dynamique, développe Édouard Husson. En somme, on a «figé les choses au lieu de se rendre compte que l’Histoire est mobile» regrette-t-il.
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