Deux inepties protocolaires, survenues à quelques heures d’intervalle, étaient porteuses pour le chef de la diplomatie tunisienne, Khemaïes Jhinaoui, des plus mauvais auspices. C’était, d’abord, la réception par le Président tunisien du ministre des Affaires étrangères allemand, Heiko Maas, en l’absence de son homologue tunisien. Quelques heures plus tard, celui-ci était informé qu’il ne représenterait pas son pays à la prochaine réunion interministérielle de la Francophonie, prévue à Monaco, les 30 et 31 octobre. La tâche a été dévolue, sur décision présidentielle, au secrétaire d’État aux Affaires étrangères, Sabri Bachtobji.
Le flou ne pouvait se maintenir plus longtemps. Le 29 octobre, la présidence du gouvernement annonce le limogeage du ministre, du secrétaire d’État chargé de la diplomatie économique, Hatem Ferjani, mais aussi du ministre de la Défense Abdelkrim Zbidi. Dans un premier temps, les observateurs tunisiens ont essayé d’analyser, séparément, ce qui pouvait justifier le limogeage de chacun d’entre eux, avant d’en arriver à ce qui pourrait constituer un véritable fil rouge au «massacre»: les relations compliquées entretenues par les principaux concernés avec le chef du gouvernement.
«On sait que, du temps de l’ancien Président Zine El Abidine Ben Ali, Khemaïes Jhinaoui occupait un poste diplomatique à Tel-Aviv, en Israël. Il est donc considéré comme ayant travaillé avec les Israéliens, ni plus ni moins. Alors que Kaïs Saïed est contre la normalisation, et il a été clair sur ce point. Cela l’embarrasserait que Khemaïes Jhinaoui, reste encore plus longtemps dans ce poste, même si ce serait pour quelques semaines», analyse, par exemple, sur une vidéo postée sur les réseaux sociaux, le directeur du Centre arabe de recherches et d'analyses politiques et sociales (Caraps) basé à Genève, Riadh Sidaoui.
Rien n’est moins vrai, pourtant, assure l’ancien ministre des Affaires étrangères, Ahmed Ounaïes, qui estime «injuste» et «contraire à la vérité» cette étiquette pro-israélienne que certains n’ont cessé de coller à Jhinaoui, depuis sa nomination en tant que secrétaire d’État aux Affaires étrangères, dans le gouvernement provisoire de 2011. Le bureau de liaison tunisien à Tel-Aviv, n’a été ouvert, en 1996, que dans le cadre d’une démarche coordonnée avec d’autres pays arabes, et surtout, sur «une requête pressante» de la part des leaders palestiniens, qui étaient enfin autorisés à quitter leur exil tunisien pour regagner Ramallah. «Un pas positif important» franchi par le gouvernement de Yitzhak Rabin, «qui méritait qu’on lui renvoie des signaux positifs».
«L’ouverture d’un poste de liaison à Tel-Aviv était posée, par les Israéliens, comme une condition sine qua non à l’ouverture d’une ambassade tunisienne à Ramallah. Or, en rentrant d’exil, les leaders palestiniens voulaient éviter à tout prix d’être isolés. L’idée était donc qu’ils restent liés, à travers les missions tunisienne et marocaine, à l’ensemble du réseau diplomatique arabe. Il ne s’agissait, donc, en aucun cas, d’un pas vers la normalisation, mais plutôt, d’une démarche s’inscrivant dans l’objectif de résolution de la question palestinienne, dont on pensait être très proche, vu le moment historique propice. Malheureusement, les conséquences de l’assassinat de Rabin allaient tout remettre en cause», regrette l’ancien chef de la diplomatie tunisienne, dans une déclaration à Sputnik.
Au soir de l’annonce, les partisans du nouveau Président, en extase après cette expédition punitive contre les «suppôts du sionisme», étaient peu réceptifs aux contextualisations historiques ou aux nuances politiques. Inutile de préciser que le Président, dont la consultation préalable est obligatoire pour mettre fin aux fonctions du ministre des Affaires étrangères ou de la Défense (article 92 de la Constitution), n’a pas motivé son avis, présumé conforme.
Le limogeage du ministre de la Défense, Abdelkrim Zbidi, semblait obéir, en tout état de causes, à d’autres considérations. «Depuis qu’il a fait acte de candidature pour la présidentielle de 2019, et jusqu’à sa défaite au premier tour, Abdelkrim Zbidi n’a fait qu’accumuler les impairs», constate l’universitaire et analyste politique tunisien Kamel Ben Younes, dans une déclaration à Sputnik.
«Le fait, en outre, qu’il ait boycotté les conseils ministériels pour éviter de rencontrer, et de reconnaître l’autorité de son rival à l’élection présidentielle, le chef du gouvernement Youssef Chahed, a été unanimement perçu comme un acte déplacé. On comprend que le chef du gouvernement veuille se séparer d’un ministre avec lequel il est impossible de travailler», affirme Benyounes.
Quoiqu’elle fût raisonnable, cette explication n’a pas empêché certaines thèses farfelues de pulluler. «Le coup» des chars inspira à Mohamed Henid un scénario pour le moins original, mais pas étonnant de la part de cet ancien conseiller de Moncef Marzouki. Et pour cause, les proches de l’ancien Président tunisien ont tous, en partage, une révulsion pour les coups d’État militaires, qui a tendance à virer, par moments, à la «psychose hallucinatoire chronique».
«Une tentative de coup d’État a été avortée, en Tunisie, et l’information est presque confirmée, avec l’implication du ministre de la Défense et de l’homme de l’ombre le plus dangereux dans le pays», annonce Mohamed Henid.
Une allusion, à peine voilée, à Kamel Eltaïef, l’intriguant lobbyste qui contribua, dans les années 1980, à l’ascension de Zine El Abidine Ben Ali, et qui continue, aujourd’hui encore, à alimenter tous les fantasmes. Particulièrement, ceux prenant pour objet le Sahel, cette région historique qui a exercé une hégémonie politique sur la Tunisie, depuis l’indépendance et au moins, jusqu’à la révolution de 2011. Hafedh Zouari, député pour la ville de Sousse –surnommée la Perle du Sahel - n’a-t-il pas considéré que le limogeage de Zbidi, lui-même sahélien, était «une injustice contre les compétences tunisiennes, et un coup pour les Sahéliens en particulier»?
Ces justifications réunies auraient pu expliquer l’inexplicable. C’est-à-dire, la promptitude des deux têtes de l’exécutif à se séparer de deux ministres, à installer une transition à la tête de leurs départements respectifs, alors même que ce gouvernement n’était crédité, tout au plus, que de quelques mois de survie, après les élections législatives d’octobre.
Sauf que les principaux concernés ont vite fait de monter au créneau, contestant un limogeage là où il devait y avoir, simplement, acceptation de démission. C’est le cas d’Abdelkrim Zbidi, qui assurait que sa démission était, dès le mois d’août, sur le bureau du Président par intérim, Mohamed Ennaceur, qui lui avait demandé de temporiser.
C’était également le cas de Khemaïes Jhinaoui, à en croire la lettre de démission manuscrite qu’il a laissée circuler sur les réseaux sociaux, peu après l’annonce de son limogeage. En somme, jamais la démission, en tant qu’acte politique, n’avait été autant confondue avec son origine sémantique: un substantif du verbe démettre.
«Khemaïes Jhinaoui avait bien démissionné et adressé une lettre manuscrite, dans ce sens, au chef du gouvernement, avec une copie à l’agence Tunis Afrique Presse (TAP - agence de presse officielle). Il est bien regrettable que l’on n’ait pas reconnu à cet homme qui a servi avec abnégation son pays cette faculté de renoncer de son propre chef à son poste», a dénoncé Ahmed Ounaïes.
«On» est probablement censé se référer au chef du gouvernement, à qui incombe constitutionnellement la prérogative de démettre les ministres en question, après consultation avec le Président de la République, «un homme cultivé» qu’Ounaïes croit au-dessus de tout soupçon. L’ancien ministre des Affaires étrangères ne croit pas non plus à une volonté, de la part du chef du gouvernement, de régler de présumés «comptes politiques». Une thèse qui trouve pourtant de l’écho, ailleurs.
Dans son édition du 30 octobre, le journal arabophone Le Maghreb titrait déjà sur le duo insoupçonné formé par Chahed et Saïed, dont l’action conjointe inspirait soit les velléités de «règlements de comptes», soit «la nécessité de remanier le gouvernement pour saper les divisions». Une complicité «inattendue», née d’un terrain d’entente insoupçonné. Celui de l’inimitié que leur inspirent les deux personnages ainsi limogés. Dans les deux cas, il s’agit de proches de l’ancien Président Béji Caïd-Essebsi, chargés de maroquins relevant du pré-carré présidentiel, échappant par-là à l’emprise du chef du gouvernement, dont les relations s’étaient progressivement détériorées avec le Président, Béji Caïd-Essebsi, et son fils, Hafedh, qui dirigeait le parti présidentiel, Nidaa Tounes.
«En limogeant les ministres de la Défense et des Affaires étrangères, Youssef Chahed parachève le meurtre du père, son "créateur" Béji [Caïd-Essebsi], contre l’autorité duquel il s’était révolté, en demandant le soutien des adversaires de celui-ci, toujours à l’affût. C’est ainsi qu’il [Chahed, ndlr] a perdu les élections alors que son entourage n’a cessé, pourtant, de lui faire miroiter la victoire. Une fois ce rêve évanoui, il n’a trouvé d’autre solution que de se venger dans les arrêts de jeu, contre l’héritage de Béji. Mais cela ressemble plutôt à la danse du coq égorgé», analyse l’écrivain et journaliste tunisien Mohamed Saleh Mjaïed.
«Chef, on limoge qui aujourd’hui?»
Faudrait-il prêter à cette harmonie plus de sens qu’elle n’en recèle? Les rumeurs donnant Chahed à la tête d’un ministère régalien, dans le prochain gouvernement, ne sont-elles que confirmées par cette harmonie que trahissent bien le respect et l’enthousiasme exprimés par le chef du gouvernement dans ses rencontres avec le nouveau Président? Kamel Benyounes préfère rester prudent sur les implications politiques ultérieures de ce triple limogeage. «Cela dépendra des rapports de force et de la disposition de certains députés à rejoindre le groupe parlementaire de Tahya Tounes, le parti de Chahed.»
«Le Président qui connaît bien la Constitution, s’est limité à se concerter, comme en dispose la Constitution, avec le chef du gouvernement au sujet des demandes de limogeages présentées par celui-ci. Après, il est probable qu’il n’ait pas trouvé de raisons impératives, de son point de vue, pour maintenir ces ministres contre la requête du chef du gouvernement», conclut Kamel Benyounes.