La mort d'Al-Baghdadi pourrait réveiller «les cellules dormantes de Daech en Europe»

L’annonce par Washington de la mort d’Abu Bakr Al-Baghdadi, leader de Daech*, a été acclamée par le monde entier. Elle soulève néanmoins des interrogations le futur de l’organisation et sa capacité opérationnelle, au Moyen-Orient et en Occident. Sputnik a contacté Kamel Redouani, spécialiste de Daech*, pour faire la lumière sur l’avenir du groupe.
Sputnik

«Quelque chose de très gros vient de se produire», tweetait hier Donald Trump, avant d’annoncer au monde la mort du terroriste le plus recherché de la planète. De nombreuses rumeurs sur sa mort avaient déjà circulé, mais la nouvelle semble cette fois-ci officielle. D’après la Maison-Blanche, Abu Bakr Al-Baghdadi, chef de Daech*, était retranché dans la province d’Idleb, encore sous contrôle de factions djihadistes et autres rebelles «modérés», avant d’être pourchassé par les Delta Forces américaines. Si certains doutes ont été émis, notamment par le ministère russe de la Défense, concernant le manque de preuves sur la mort d'Al-Baghdadi, il semble y avoir un consensus à l'international que le chef djihadiste est bien mort.

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«La mort d’Al-Baghdadi est un coup dur porté contre Daech*, mais ce n’est qu’une étape. Le combat continue avec nos partenaires de la coalition internationale pour que l’organisation terroriste soit définitivement défaite. C’est notre priorité au Levant», déclarait Macron suite à la mort du leader djihadiste.

Une position qui résume bien les craintes persistantes des dirigeants mondiaux, malgré la nouvelle. En effet, après la mort de ben Laden déjà, les activités d’Al-Qaïda* n’avaient aucunement cessé au Moyen-Orient ni même en Occident, comme en attestent les attentats de Charlie Hebdo, revendiqué par la branche d’Al-Qaïda* dans la péninsule arabique. Au contraire, il y a même eu une résurgence d’activité de leur part.

​Des interrogations demeurent donc quant à la capacité opérationnelle du groupe, sa stratégie maintenant que son émir est décédé et le danger que représente le groupe au Moyen-Orient et en Occident. Pour en parler, Sputnik France tend le micro à Kamel Redouani, grand reporter et spécialiste du Moyen-Orient et de l’État islamique* qu’il a infiltré afin de réaliser plusieurs enquêtes sur le groupe. Il est l’auteur du livre «Dans le cerveau du monstre: les documents secrets de Daech*» publié en 2018 aux éditions Flammarion. Entretien. 

Sputnik France: De très nombreuses rumeurs ont couru depuis 2014 sur la mort potentielle de Baghdadi. Cette fois-ci, nombre de dirigeants internationaux ont salué le fait qu’il ait été tué. Peut-on dire que cette fois-ci, c’est la bonne?

Kamel Redouani: «Oui, je pense que c’est la bonne. Simplement parce que c’est une première que le Président des États-Unis l’annonce officiellement, quoi que l’on pense de lui. Il y a plusieurs sources concordantes qui annoncent la même chose. C’est la première fois qu’il y a un consensus de dirigeants internationaux sur le sujet. Aussi, le fait que ça soit dans cette zone d’Idleb suit une certaine logique, donc, oui, je pense bien qu’il est vraiment mort.»

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Sputnik France: «On peut tuer des hommes, mais on ne peut pas tuer des idées». On a vu avec Al-Qaïda* que la mort de ben Laden ne signifiait pas la fin de l’organisation. Peut-on s’attendre à un scénario similaire pour Daech*?

Kamel Redouani: «Dans tous les cas, jamais la mort d’un dirigeant d’une organisation terroriste de ce type n’a signifié la mort du mouvement. L’idéologie existe et vivra après eux. Dès qu’un dirigeant de Daech* a été tué, il a été remplacé. C’est une évidence que Daech* va être affaibli et déstructuré du fait d’avoir perdu son chef et son territoire. Néanmoins, des cellules dormantes existent toujours en Syrie, en Libye ou en Irak, donc difficile de dire que c’est la mort d’un mouvement. On l’a vu avec Al-Qaïda*, on le verra de la même manière avec Daech*.»

Sputnik France: Pensez-vous que cela puisse créer un sursaut d’orgueil et pousser les partisans de Daech* à un sursaut de violences dans la région, pour venger la mort de leur leader? Ça a été le cas pour Al-Qaïda* après la mort de ben Laden, qui a repris du service après 2010…

Kamel Redouani: «Je ne crois pas trop à ce sursaut d’orgueil de Daech*. Je pense que le remplaçant de Baghdadi va vouloir asseoir son image et faire oublier petit à petit son prédécesseur. Ce remplaçant va prendre cette place dans un mouvement affaibli dans cette zone et va donc surtout vouloir asseoir son autorité et son histoire sur le mouvement.»

Sputnik France: Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur, a appelé les forces de l’ordre à la plus grande vigilance suite au «martyr» du leader de Daech*. Sa mort peut-elle provoquer en France ou en Occident plus généralement un regain de violence? Que ce soit par des cellules dormantes ou des loups solitaires… 

Kamel Redouani: «je pense que le danger peut venir plutôt des pays occidentaux, où certains sont plus imprégnés par cette image de leader du groupe. Je comprends donc la démarche de Christophe Castaner de ce point de vue. Il y a en effet une inquiétude légitime que des loups solitaires ou de petits groupes qui sont imprégnés par cette idéologie veuillent venger un leader qui est bien loin de leur réalité à eux.»

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Sputnik France: Que reste-t-il de leurs capacités opérationnelles au Moyen-Orient?

Kamel Redouani: «Concernant la Syrie, il y a encore de nombreuses cellules dormantes. J’y étais il y a encore quelques semaines et les attentats, d’envergure variée, sont quasi quotidiens, à Raqqa par exemple. Il y a, à travers le pays, des djihadistes qui sont revenus chez eux et qui vivent parmi les civils, mais qui sont toujours idéologiquement affiliés à Daech*. Cette analyse vaut pour l’Irak également.

La Libye est un cas différent. Là-bas, des groupes djihadistes affiliés à Daech*, ou qui se revendiquent de Daech* même, profitent du chaos. Dans le Sud libyen notamment, des groupes de ce type existent et profitent de l’absence d’autorité pour se structurer. Partout au Moyen-Orient, les cellules dormantes de Daech* vont faire comme Al-Qaïda*, c’est-à-dire laisser passer l’orage et se restructurer quand ils le peuvent.»

Sputnik France: Et concernant leur capacité à se projeter depuis des bases arrière vers des pays occidentaux?

Kamel Redouani: «Pour moi, il y a eu un mouvement, qui date des vagues de réfugiés vers l’Europe aux alentours de 2015-2016, dans lequel des djihadistes ont été envoyés par Baghdadi et les structures de Daech* et ont créé des cellules dormantes ici en Europe. Personnellement, je pense qu’elles existent et qu’elles attendent de pouvoir commettre un attentat. J’espère qu’elles n’y arriveront pas, mais elles sont là.

Ce n’est pas simplement ce que je pense, ou ma vision journalistique. Je me permets d’affirmer cela, car j’ai croisé, au cours de mes enquêtes sur le terrain, des djihadistes qui s’infiltraient dans les caravanes de migrants en direction de l’Allemagne. Personnellement, je n’en ai pas croisé qui allait vers la France, mais vers l’Allemagne, oui. Ils ont peut-être changé d’avis après avoir passé du temps en Europe avoir goûté à la liberté, mais j’ai parlé avec des djihadistes de Daech* sur le départ qui s’infiltraient parmi les vagues de migrants, même si c’est une infime partie.»

*Organisation terroriste interdite en Russie

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