La salle était comble pour la rencontre avec Emir Kusturica organisée par le Dialogue franco-russe. Le sujet du rendez-vous public, «Russie-Occident: le monde slave et le monde occidental», a éveillé des curiosités venues de tous les horizons: des auditeurs de toutes origines –Français, Serbes, Tchèques– ont bombardé Emir Kusturica de questions.
Cet adepte invétéré de la Yougoslavie «créé par les rois et non par les peuples», de ce «produit naturel du développement des Balkans», déplore toujours que les «Croates n’étaient pas faits pour vivre avec les Serbes, ce qui a été utilisé contre eux par les États-Unis, l’Otan, la France»
«J’espère que l’Union européenne ne va pas finir comme la Yougoslavie, dans la guerre civile», met en garde Emir Kusturica.
Le concept de «l’Europe de Lisbonne à l’Oural» a été à plusieurs fois décliné lors de la rencontre, même à travers une anecdote personnelle du réalisateur: il a rencontré un moine qui lui a confié que «l’Europe sans la Russie n’existe pas».
«Si j’étais le Président serbe, je serais allé à Moscou, cartes sur table, pour dire “je suis avec vous”, rit l’artiste. Mais je ne suis pas Président.»
«La séparation entre le monde slave et le monde occidental a toujours existé, souligne Emir Kusturica. Mais la culture chrétienne est la base de notre futur. Il ne faut pas l’abandonner.»
Cette question est importante pour le réalisateur. Né dans une famille historiquement musulmane il s’est converti au christianisme orthodoxe. Selon lui, la question de la séparation des mondes slave et occidental est liée le rôle de l’église au sein de l’État: «Si on ne comprend pas la base de la culture chrétienne, on ne comprendra jamais le sécularisme de nos pays», précise Kusturica.
Mais l’opinion du grand artiste ne reste pas dans le domaine théorique. Il a renoué avec sa terre et son histoire en construisant un village traditionnel Drvengrad («village en bois», appelé également «Küstendorf»): «En fait, il y en a deux –un village que j’ai construit en bois, comme décor du film “La vie est un miracle”: j’ai trouvé de vieilles maisons en bois pour reconstruire un village, et on y organise maintenant des évènements culturels, des séminaires, un peu de tourisme. Nous y accueillons 150.000 personnes par an, raconte l’artiste à Sputnik. Et j’ai construit Andrićgrad [Andrić-ville, nldr], une ville sur les rives de la Drina. Cette construction combine quatre périodes: byzantine, turque, renaissance et moderne.»
«Je pense qu’en Serbie, nous avons besoin de développer le communalisme, confie Emir Kusturica à Sputnik. Il faut développer de petits villages et petites villes, qui auront un pouvoir économique et culturel.»
Pour l’artiste, cette démarche ne prend pas en Occident, où «le communautarisme a une connotation négative, à cause des banquiers», parce que «c’est une question d’investissements et de rentabilité», où on oublie les gens. Mais le bonheur de l’homme dépend-il de son environnement, de sa relation avec la ville et la commune? Y a-t-il une différence d’approche sur cette question entre le monde slave et l’Occident?
«C’est la question de la religion, conclut Emir Kusturica. En Russie et en Serbie, la religion est une question de cœur. En France et en Allemagne, c’est une question de raison. C’est une question de state of mind [état d’esprit, ndlr]. Cela fait la différence. Quand ça vient du cœur, il y a beaucoup de possibilités, quand ça vient d’une pensée –c’est un algorithme figé».