«Cela risque d’être long, madame la Présidente!»
Quand maître Jérémy Assous, conseil du blogueur Olivier Berruyer, prévient la Présidente de la XVIIe chambre correctionnelle du tribunal de Paris, nous ne sommes encore que le matin. Et la journée sera effectivement très longue.
Le tribunal doit juger à la chaîne plusieurs affaires en ce 20 septembre. Six pour être précis. Olivier Berruyer, actuaire de métier et animateur de l’influent blog Les Crises, a attaqué en diffamation Le Monde et ses journalistes Samuel Laurent et Adrien Sénécat. Figurait aussi au banc des prévenus Adrien Saumier, adjoint au maire du XIIIe arrondissement de Paris (EELV) et le philosophe politique Nicolas Tenzer. Ce dernier ayant tenu les propos incriminés par Olivier Berruyer lors d’une émission diffusée sur LCI, Catherine Ney, sa directrice de publication de l’époque, est également visée par une plainte, de même que le directeur de publication du Monde, Louis Dreyfus. Ces deux derniers n’étaient pas présents pour ce procès qui devra en grande partie répondre à la question suivante: qui peut-on traiter de complotiste?
Il est aux alentours de 9 h 30 quand l’audience débute. La salle est clairsemée. Samuel Laurent, patron durant un temps des Décodeurs, le service de «fact-checking» du Monde et le jeune journaliste Adrien Sénécat, qui officie toujours au sein de la célèbre rubrique du quotidien, arrivent tout sourire. Nicolas Tenzer échange avec Nicolas Hénin, ex-journaliste retenu en otage par l’État islamique et devenu depuis consultant. Ce dernier sera aujourd’hui l’un des témoins du philosophe politique. On peut également apercevoir l’universitaire Cécile Vaissié, condamnée pour diffamation envers Olivier Berruyer le 14 juin dernier concernant un passage de son livre «Les Réseaux du Kremlin en France».
Un service du Monde là pour «déconner, heu, décoder»
Maître Assous étant en retard, la Présidente propose «que l’on commence doucement». Nicolas Hénin et Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) et second témoin de Nicolas Tenzer sont invités à quitter la salle. La Présidente du tribunal rappelle alors qu’Olivier Berruyer n’est pas journaliste, mais quelqu’un qui, avec son blog Les Crises, «traite l’actualité avec un regard qui est le sien». Elle souligne également qu’à la création du Decodex du Monde, outil classant les sites selon leur fiabilité supposée par un code couleur, le blog d’Olivier Berruyer avait été marqué du fer rouge des sites complotistes diffusant de fausses informations, avant de se voir finalement classé en orange, une couleur qui incite à la prudence et au traçage de l’information, selon le quotidien vespéral. La Présidente explique que le Decodex a pour but de «déconner, heu, décoder», un lapsus qui arrache des rires à la salle, même du côté de l’équipe du Monde.
La journée démarre avec l’affaire Olivier Berruyer contre Le Monde. En cause, un article publié par Les Décodeurs le 15 décembre 2016 et écrit par Samuel Laurent et Adrien Sénécat. Intitulé «Fausses images et propagande de la bataille d’Alep» il s’en prend au blog Les Crises.
«C’est Olivier Berruyer, blogueur économique –qui frise souvent le conspirationnisme– qui a inspiré cette idée, en compilant sur son blog une série de Tweets évoquant la destruction du “dernier hôpital d’Alep” sur une période de plusieurs mois», peut-on notamment lire dans cet article.
Un travail qui avait inspiré un droit de réponse d’Olivier Berruyer à l’époque:
«Cet article, qui met en cause l’honnêteté de mes travaux publiés sur mon blog www.les-crises.fr, en ce que j’aurais sinon nié la destruction du dernier hôpital d’Alep, du moins contesté le fait que l’hôpital détruit était le dernier, avec cette idée supplémentaire que mon propos aurait pour visée la défense du régime politique responsable militairement de cette destruction. Pourtant, ma démarche relève du simple “fact checking” d’une information reprise de nombreuses fois sur des comptes Twitter appartenant à des particuliers, dont, par exemple, le grand scientifique Nassim Nicholas Taleb (http://archive.is/OrU03) et montrant les annonces sur Twitter à différentes dates, à compter du mois de février 2016, de la destruction du “dernier hôpital d’Alep”.»
Samuel Laurent et Adrien Sénécat se lèvent pour aller à la barre. Selon eux, Olivier Berruyer a «utilisé des tweets qui viennent de partout pour accuser les médias de désinformer». La Présidente demande alors: «Blogueur économique qui frise souvent le conspirationnisme, qu’est-ce que ça veut dire?» «Nous savons que les lecteurs ne connaissent pas tous les sites, donc on essaie de les présenter et il nous a semblé que ce site frisait effectivement le conspirationnisme», rétorque Adrien Sénécat.
«Récits alternatifs» et querelles d’avocats
Selon le jeune journaliste, la définition n’est pas établie, mais relève d’un mode de pensée qui voudrait que «les puissants nous cachent des choses», avant de citer le discours d’Étienne Chouard, professeur et défenseur du Référendum d’initiative citoyenne. Samuel Laurent lâche le mot «Russie» pour la première fois de la matinée avant de parler de la propagation de «récits alternatifs» qui visent à faire croire que «les médias occidentaux mentent».
Quand c’est au tour de maître Assous d’interroger les prévenus, le ton monte à plusieurs reprises avec l’avocat du Monde, maître Christophe Bigot: «Je rappelle que vous avez le droit de ne pas répondre.» «Oui, eh bien ils peuvent ne pas répondre à chaque fois qu’une question les gêne!», rétorque maître Assous avant que la Présidente rappelle qu’il n’est que 10 h 26 et que le calme est requis.
S’en suit l’affaire du tweet de Samuel Laurent qui accusait Olivier Berruyer d’être un «faussaire» dans une discussion que le journaliste du Monde a eu sur Twitter. Il reconnaît une «réponse un peu brutale avec un outil très oralisé, où l’on répond du tac au tac» et affirme qu’il n’aurait «pas écrit cela dans un journal». Le passage de Samuel Laurent à la barre donne lieu à une nouvelle altercation entre maîtres Assous et Bigot: «C’est de la manipulation!» «Appelle ça comme tu veux, je vais intervenir toutes les trois minutes pendant ta plaidoirie!» Décidément, cette journée d’audience est haute en couleur.
Adrien Sénacat est de retour à la barre concernant un article intitulé «Les mille et une ruses de l’industrie de la désinformation» et publié le 16 mars 2017. Berruyer y est cité en fin d’article pour avoir «caché ses erreurs», selon le journaliste du Monde.
«Le site les-crises.fr, alimenté par le blogueur Olivier Berruyer, est un cas d’école. Alors que plusieurs milliers d’articles y ont été publiés depuis sa création, il apparaît que des centaines d’entre eux ont été supprimés depuis leur publication d’origine. Nous avons pu le constater en consultant la “table des matières du site” (mise hors ligne depuis), qui renvoyait vers plus de 500 articles désormais inaccessibles (la liste est visible ici)», écrit Adrien Sénécat.
Olivier Berruyer se défend en expliquant que les accusations du Monde, selon lui non vérifiées, seraient mensongères. Il assure n'avoir jamais supprimé des centaines d’articles. D'après le blogueur, de nombreux articles apparaissant dans la liste du Monde sont des «doublons» ou des «triplons», 168 n’ont jamais été publiés et d'autres ont simplement vu leurs adresses modifiées. De plus, Olivier Berruyer assure que Le Monde s’est basé sur une ancienne table des matières «dysfonctionnelle» que lui-même a qualifiée sur son blog d’«absolument pas fiable».
Maître Assous reproche également à Adrien Sénécat de ne pas avoir tenté de contacter Olivier Berruyer afin de lui demander pourquoi ces articles avaient été supprimés. «On a reproduit ses explications» concernant la table des matières, lance le journaliste du Monde. Olivier Berruyer assure que le quotidien n'a pas publié le droit de réponse qu'il lui a fait parvenir.
Plainte suivante, et l’un des temps forts de la matinée, l’affaire Tenzer et le passage à la barre de ses deux témoins. Accusé d’avoir qualifié Les Crises de «site complotiste, soutien inconditionnel des crimes de Poutine et d’Assad», ainsi que d’avoir tenu des propos qualifiés par Olivier Berruyer de diffamatoires dans une émission sur LCI, Nicolas Tenzer démarre sa présentation par une litanie de ses qualités.
Il se présente notamment comme intervenant dans des conférences à l’international et assure avoir été «beaucoup attaqué et menacé» pour avoir travaillé sur les questions russes et syriennes. Ce dernier préfère aller chercher ses informations «dans des journaux mainstream». Quand maître Assous lui demande de citer un exemple dans le blog d’Olivier Berruyer qui montre que ce dernier défend les crimes contre l’humanité ou la politique de répression d’Assad, Nicolas Tenzer lui répond:
«Ce que je constate, c’est que Berruyer minimise ces crimes.»
Nicolas Hénin arrive alors à la barre. Selon «l’impression» de ce dernier, la masse des articles du blog Les Crises «vise à contester ce qui serait une sorte de vérité officielle des puissants et des médias aux ordres des gouvernements». S’en suit un échange avec Maître Assous, qui demande à Nicolas Hénin si «un complotiste est un ennemi des thèses officielles?» «Oui sans doute, mais c’est différent de la critique», répond l’ancien journaliste. «Quelle différence?», interroge Maître Assous. «Celle d’ignorer des faits avérés et de présenter les choses avec un biais», lance Nicolas Hénin. «Mais pourquoi prendre les versions officielles pour argent comptant?», lui demande Maître Assous. Réponse de Nicolas Hénin:
«Là, vous êtes déjà dans une logique que je trouve complotiste.»
S’en suivent des échanges sur l’abattage du vol MH17 en 2014, attribué par l’Occident aux séparatistes prorusses en Ukraine. Maître Assous rappelle qu’il existe plusieurs versions, dont la russe, et qu’Olivier Berruyer a publié sur son blog l’intégralité des conclusions de la Commission d’enquête internationale incriminant les prorusses.
Les Crises contre Le Monde, «Mimie Mathy Vs Mike Tyson».
Après le passage de Bruno Tertrais, pour qui le mensonge américain sur les armes de destruction massives détenues par Saddam Hussein ne relève pas du «complot», arrive celui d’Adrien Saumier. Ce dernier, qui se qualifie de «pédagogue mettant son militantisme de côté», est accusé par Olivier Berruyer d’avoir cité Les Crises dans une vidéo publiée sur YouTube et intitulée «Les 5 médias qui mentent le plus».
Adrien Saumier avouera s’être basé sur le travail de Conspiracy Watch, organisation controversée fondée par Rudy Reichstadt. Le débat dérive alors sur des informations supposées complotistes à propos de la construction européenne, à savoir le passé nazi de l’un des pères de l’Europe, relayées sur Les Crises. Lorsque Maître Assous demande à Adrien Saumier si Walter Hallstein, premier président de la Commission européenne et ex-officier de la Wehrmacht, était un nazi, il botte en touche:
«Je ne suis pas historien je n’ai pas à répondre à cette question.»
Il est 16 heures quand le moment tant attendu arrive enfin. La Présidente lance alors: «Nous allons entendre Monsieur Berruyer, dont on a beaucoup parlé.»
«Je ne suis pas complotiste. Mais je ne suis pas non plus comme Monsieur Hénin: je ne pense pas qu’un "bon citoyen" est un citoyen qui croit tout ce que dit le gouvernement sans vérifier. Je pense simplement qu’il faut raisonnablement douter de ce que le gouvernement avance, ne pas hésiter à lui demander de prouver ses dires, et naturellement de les accepter à partir du moment où il les a prouvés de façon simple et rationnelle.»
Il avoue «dormir peu» et travailler «cinq ou six heures par jour» à la rédaction de son blog. «Ce blog, c’est votre vie?», lui demande la Présidente. «En partie oui, je pense qu’il apporte quelque chose et pas au complotisme», répond Olivier Berruyer.
Ce dernier parlera longuement des conséquences qu’a eues son classement en rouge par le Decodex du Monde. «Quel employeur a envie d’avoir dans son entreprise quelqu’un qui est classé au même niveau qu’Alain Soral?», lance-t-il de manière rhétorique. Selon lui, Le Monde a mené une croisade contre sa personne, qu’il compare à un combat entre «Mimie Mathy et Mike Tyson». Olivier Berruyer assure avoir été victime d’une mise au ban médiatique et ne plus avoir accès aux médias mainstream, lui qui était invité par France Inter, BFM Business ou encore France 24.
À ce moment, Adrien Sénécat est parti depuis plusieurs heures, laissant Samuel Laurent et Maître Bigot seuls représentants du Monde. Et l’utilisation de son téléphone portable par l’ancien boss des Décodeurs n’est pas du goût de la Présidente: «Vous n’êtes pas dans l’exercice de votre profession, l’usage des téléphones est donc strictement interdit.»
Alors qu’il est interrogé sur son approche concernant la crise en Ukraine, ce qu’Olivier Berruyer qualifie de «début des ennuis» pour lui, il assure jouer un «rôle de complément avec des informations fiables» et donne l’exemple de la rencontre entre Laurent Fabius, alors ministre français des Affaires étrangères et Oleg Tyahnybok, dirigeant du parti d’extrême droite Svoboda, et largement considéré comme étant antisémite. Il assure également défendre une position qui veut «éviter une confrontation nucléaire avec la Russie» au contraire, selon lui, des positions de Nicolas Tenzer.
Afin de montrer que son client n’a rien à voir avec le complotisme, Maître Assous fait une comparaison avec Thierry Meyssan, président fondateur du Réseau Voltaire, qui remet en cause la version officielle du 11 Septembre et que l’avocat qualifie de «grossier complotiste».
D’autres procès à suivre
Maître Assous se lance alors dans sa plaidoirie. Il qualifie ce procès de «premier du genre», qui se doit de «fixer un cadre dans le milieu des journalistes et ses contributifs», afin de savoir «sur quelles bases peut-on disqualifier quelqu’un en le traitant de complotiste». Deux heures de discours remplis d’exemples historiques, durant desquelles il lance:
«Difficile d’être traité de soutien de Poutine quand dans son blog, on a autant d’articles qui critiquent Poutine.»
Au fur et à mesure que l’avocat avance ses arguments, la salle s’impatiente. Madame la procureur doit donner ses réquisitions et les confrères de Maître Assous s’apprêtent eux aussi à plaider. Arrive le moment des réquisitions. Dans un discours qui ressemble beaucoup à celui qu’elle avait donné lors du procès Vaissié des 14 et 15 mars dernier, la procureur relève «des questions intéressantes» malgré «le fracas avec lequel elles ont été abordées». «Est-ce qu’apposer le qualificatif de complotiste ou de conspirationniste sur une pensée dans un contexte précis est diffamatoire ou est-ce un jugement de valeur qui rentre dans le contexte de la loi 1881?», s’interroge-t-elle. Elle rappelle alors ses réquisitions faites lors du procès Vaissié et affirme que ces affaires n’avaient pas vocation à être amenées devant les tribunaux «au regard du jugement de juin 2019 qui avait déjà fixé les limites». Elle demande la relaxe.
Les prévenus ne prendront pas la parole. Il est 22 heures quand l’audience est levée. Le délibéré est fixé au 29 novembre. Les acteurs quittent rapidement les lieux. Devant la salle, Olivier Berruyer et ses soutiens font bonne figure. En mars dernier, la même procureur avait requis la relaxe dans le dossier Vaissié. Cette dernière a pourtant été condamnée quelques mois plus tard.
«On voit bien que malgré de nombreuses plaintes, des conclusions qui sont extrêmement denses et une multitude de prévenus, ces derniers sont dans l’incapacité totale d’apporter la preuve de ce qu’ils affirment, à savoir qu’Olivier Berruyer serait un complotiste. Tout simplement parce que ce n’est pas le cas. Nous voyons bien aujourd’hui que ce terme est une arme pour exclure toute personne qui ne relaie pas uniquement les versions officielles des différents médias mainstream. Et nous constatons que lorsque nous les provoquons en débat, car ils ne daignent pas –et même se vantent de ne pas prendre contact avec les personnes qu’ils critiquent et qu’ils accusent d’être des complotistes–, ils sont aux abonnés absents. Leurs arguments sont toujours les mêmes, à savoir, “vous êtes pro-Poutine, vous excusez les crimes d’Assad”. Quand on leur demande à quel moment, il n’y a plus personne», a réagi Maître Assous au micro de Sputnik.
D’autres procès en diffamation intentés par Olivier Berruyer vont suivre. Notamment une procédure visant Rudy Reichstadt. De quoi soulever l’inquiétude, quand l’on voit les similitudes entre les réquisitions de mars dernier et celles de septembre? Maître Assous reste confiant:
«Je vous avoue que je n’ai jamais compté sur le soutien du ministère public dans ce type d’affaires. Et les réquisitions en ce qui concerne Cécile Vaissié demandaient la relaxe générale. Je vous rappelle qu’elle a tout de même été condamnée.»