En Tunisie, ce sont de véritables cris d’orfraie contre «l’ingérence française» poussés par les moins sensibles au sort de Nabil Karoui. Le publicitaire et magnat de l’audiovisuel entame sa quatrième semaine en prison, pour évasion fiscale et blanchiment d’argent. Son arrestation a coïncidé avec une élection présidentielle dont il est présenté comme le favori.
Était-ce un pas de clerc de la part de son adversaire Youssef Chahed qui voulait se débarrasser d’un rival trop gênant? Le jeune chef du gouvernement s’en défend et invoque l’indépendance de la justice. Des justifications qui passent mal chez ses adversaires politiques… et au sein l’hémicycle français, à en juger par deux questions adressées au Premier ministre Édouard Philippe et au chef de la diplomatie Jean-Yves Le Drian, lors de la traditionnelle séance de questions au gouvernement du 10 septembre dernier.
En évoquant «un processus démocratique curieux et inquiétant», le député UDI, Jean-Christophe Lagarde, a appelé la France «qui a des relations anciennes et amicales avec la Tunisie» «à exprimer cette inquiétude et d’exiger, au moins, que le candidat [Karoui] puisse, le temps de l’élection, présenter son programme au moins entre les deux tours». Prenant la parole à la suite de son collègue, M’jid el Guerrab, du groupe Libertés et territoires (LT), a dressé un diagnostic alarmant de la situation avant de souhaiter connaître, de la part du chef de la diplomatie, la position de la France.
Bien que les deux députés se soient défendus de s’ingérer dans les affaires tunisiennes, leur intervention a été sévèrement critiquée en Tunisie, particulièrement par les adversaires politiques de M. Karoui.
«Une ingérence manifeste dans les affaires de l’État tunisien: des députés français défendent Nabil Karoui, une preuve qu’il est soutenu par la France», peut-on lire sur la page Facebook "Les ressources tunisiennes appartiennent au peuple" qui est proche d’un courant politique révolutionnaire.
"Les services français essaient d’influencer les élections présidentielles tunisiennes. C’est une preuve claire et indubitable de l’ingérence du lobby français, pro-sioniste, dans les affaires internes tunisiennes. Ils défendent le citoyen tunisien Nabil Karoui mis en cause dans plusieurs affaires judiciaires très dangereuses. Pourtant, s’il était en France, il n’écoperait pas moins de 80 ans de prison!
[Page Facebook soutenant le candidat Abdelfattah Mourou, du parti islamo-conservateur Ennahda, NDLR]"
"Aujourd’hui, un député au Parlement français pose une question à son gouvernement sur la situation politique, non pas en France mais en Tunisie, et sur la situation de Nabil Karoui. Eh oui! La politique interne tunisienne est discutée, maintenant, au Parlement français, avec le gouvernement français. Qu’en dites-vous?"
"De quoi se mêle ce député français, en parlant de la Tunisie, de l’affaire Nabil Karoui, de la chaîne Nessma [chaîne de télévision de Nabil Karoui, NDLR]? Croit-il que notre justice est incapable, et que la France doit s’immiscer dans nos affaires internes? Notre ministre des affaires étrangères doit faire une mise au point pour que les limites ne soient pas dépassées"
Du côté du ministère des Affaires étrangères, sollicité par cet internaute, point de déclaration officielle. Contactée par Sputnik, une source diplomatique tunisienne a néanmoins rappelé que «les relations tuniso-françaises ont toujours été basées sur la confiance mutuelle. Qu’il y ait des questions-réponses autour de la Tunisie, cela ne démontre que l’intérêt accordé par nos amis français à la réussite du processus démocratique dans notre pays».
«Il est dans la nature des relations bilatérales, surtout quand elles sont de ce niveau, qu’on soit aussi attentifs l’un à l’autre. D’ailleurs, nous aussi avons toujours été attentifs, de notre côté, au bon déroulement des différentes élections françaises, et tout aussi confiants», a indiqué cette source diplomatique tunisienne à Sputnik.
Une allusion aux réponses apportées par Edouard Philippe et Jean-Yves Le Drian qui ont quelque peu calmé les ardeurs des deux députés. Le Premier ministre français a indiqué que la France était «attentive et confiante» dans «la capacité de ce pays [la Tunisie] à s’inscrire dans la ligne qu’il a lui-même choisie».
Le chef de la diplomatie française a insisté, de son côté, sur «une double position de la France marquée par la confiance et le respect», notamment «de l’indépendance de la justice». Les deux officiels français n’ont pas manqué de se défendre, par précaution, contre toute velléité d’ingérence, et même de commenter le fonctionnement des institutions tunisiennes.
C’est d’ailleurs à la position du gouvernement français que Youssef Chahed préféra renvoyer un journaliste, qui sollicitait sa réaction, le 12 septembre sur les ondes de Mosaïque FM, au sujet de l’interpellation du gouvernement français.
«Nous nous abstenons de commenter le périmètre et la teneur des Questions au gouvernement (QAG) sous peine d’être coupables d’une ingérence flagrante dans le fonctionnement des institutions françaises», glisse malicieusement Sahbi Grira, membre du bureau politique de Tahya Tounes, le parti de Youssef Chahed. Après avoir relevé «la position de M. Le Drian au sujet de l’indépendance de la justice tunisienne», ce cadre du parti de Chahed ajoute à Sputnik:
«Nous comprenons que nos amis français s’intéressent au déroulement des élections dans notre jeune démocratie. Mais l’avis de M. Lagarde n’engage que lui-même, et nullement le gouvernement français. D’autant plus qu’il a lui-même des démêlées avec la justice. On va dire que ce qui ressemble s’assemble!»
En toute logique, les partisans de Nabil Karoui préfèrent retenir l’interpellation des députés, plutôt que les réponses apportées par le gouvernement. Et contrairement à leurs adversaires politiques qui s’offusquent d’une certaine ingérence dans les affaires tunisiennes, les pro-Karoui fustigent «une survivance d’une pratique connue sous le régime de l’ancien Président Zine El Abidine Ben Ali, et consistant à crier à l’ingérence à chaque fois que des problèmes sérieux de ce genre se posaient. On jouait sur le réflexe nationaliste, qu’on traîne depuis la lutte pour l’indépendance, pour dire qu’il ne faut pas se mêler de nos affaires», analyse Abdelaziz Belkhoja, un écrivain et éditeur tunisien qui milite, aujourd’hui, au sein du parti Qalb Tounes de Nabil Karoui.
Ces problèmes, consistent «hier comme aujourd’hui, dans l’utilisation des moyens de l’État dans le cadre d’une campagne électorale et dans l’instrumentalisation de la justice pour éliminer des concurrents politiques», d’après Belkhoja.
«Sauf que les choses ont bien changé depuis l’époque de Ben Ali! La Tunisie est désormais une démocratie, et la réussite du processus démocratique est importante, non seulement pour nous, mais également pour le monde «libre». Je trouve que c’est tout à fait normal que des députés posent à leur gouvernement des questions à ce sujet. Et pour cause, il y a deux attitudes possibles au regard de ce qui se passe en Tunisie: soit soutenir la démocratie, soit laisser le pays aux mains d’apprentis dictateurs avec un possible retour en arrière», conclut Abdelaziz Belkhoja.
Était-ce, d’ailleurs, cela le petit geste qu’attendait Salwa Smaoui du «pays des droits de l’homme»? Après avoir déclaré vouloir, d’abord, faire appel à son pays et à sa justice, l’épouse du candidat Karoui a souhaité des Français qu’ils puissent «parler avec ces gens-là, leur dire que des pratiques comme ça, il faut les cesser. Que personne n’a le droit de faire ça à ses citoyens», a-t-elle plaidé, le 5 septembre, sur les ondes d’Europe 1. Le 9 septembre, la mission d’observation électorale de l’Union européenne avait également appelé «les autorités concernées à prendre les mesures nécessaires afin de permettre à tous les candidats, dont M. Karoui, de mener campagne dans le respect du principe d’égalité des chances à l’élection présidentielle».
Le même jour, le think tank américain Carter Centre estimait, dans un point d’information sur la situation en Tunisie, que «la détention du candidat à la présidentielle Nabil Karoui une semaine avant le début de la campagne, basée sur une enquête en cours depuis 2017, a renforcé les spéculations selon lesquelles le processus électoral est influencé par des considérations autres que le strict respect de la loi.»