Détente Franco-Russe: «Macron et Poutine ont tout intérêt à personnaliser les enjeux»

La visite des ministres des Affaires étrangères et de la Défense français en Russie, pour la première fois depuis le rattachement de la Crimée à la Russie, confirme une volonté d’apaisement des relations franco-russes. Sputnik France a rencontré André Filler, spécialiste de la Russie, afin de comprendre les enjeux de ce réchauffement des relations.
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Jean-Yves Le Drian et Florence Parly se sont rendus ce lundi 9 septembre à Moscou, dans le cadre du Conseil de consultation des questions de sécurité, appelé aussi «format 2 +2». Cette rencontre est venue concrétiser la volonté affichée par le Président de la République de réchauffer les liens entre la France et la Russie. Une détermination que Macron a annoncée lors du passage de Vladimir Poutine à Brégançon quand il proclamait qu’il fallait réinventer «cette Europe qui va de Lisbonne à Vladivostok».

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Les précédentes tentatives –avortées– de normaliser les relations entre les deux pays avaient laissé une partie des opinions publiques et des classes politiques des deux pays, sceptiques sur les chances de succès d’un nouveau rapprochement. Pourtant, il semble récemment y avoir eu de vrais efforts de part et d’autre pour opérer des convergences sur plusieurs dossiers.

La Russie a notamment conclu un accord d’échange de prisonniers avec l’Ukraine, un geste à forte portée symbolique. De son côté, Emmanuel Macron a multiplié les prises de parole invitant à un rapprochement entre les pays européens et la Russie. Une initiative qui semble avoir eu un écho favorable dans les sphères de pouvoir russes:

«Nous avons écouté attentivement la position française et en particulier l’idée du Président Macron, d’une “architecture de sécurité européenne”. Une architecture avec la Russie et non pas sans la Russie ou contre la Russie. Et pour notre part, nous avons exprimé notre entière disposition à un travail commun», a ainsi indiqué Sergeï Lavrov.

​Les ministres des Affaires étrangères et de la Défense des deux pays ont même présenté un «agenda de confiance et de sécurité», qui se décline en cinq points: coopération dans le domaine sécuritaire, culturel et le dialogue des sociétés civiles, création de mécanismes de concertation pour éviter tout incident, notamment dans le domaine nucléaire, l’espace et le cyber, mise en place d’une «architecture de sécurité» en Europe et rapprochement des valeurs et des principes et travail commun face aux crises.

Assistons-nous là à un réel rapprochement entre alliés historiques ou à une énième initiative sans réelle volonté d’arriver à des compromis? Sputnik France a posé la question à André Filler, professeur des universités, spécialiste de l’espace post-soviétique, auteur avec Sofia Tchouikina de «La ville dans l’espace post-soviétique: La (géo) politique critique d’une transformation urbaine», aux éditions Petra.

Sputnik France: Après les échecs passés de réchauffement entre la Russie et la France, assiste-t-on à une réelle percée diplomatique?

André Filler: «Il me semble que oui. C’est notamment dû au fait que ce sont deux pays dans lesquels les enjeux internes déterminent en grande partie les enjeux externes, malgré les différences de fonctionnement que l’on connaît dans les deux cas. De ce point de vue, la France et la Russie ont tout intérêt à opérer un réchauffement effectif. Je dirais même que leurs Présidents respectifs ont tout intérêt à personnaliser les enjeux. Les tentatives précédentes ont échoué, notamment car les dirigeants pouvaient se permettre de ne pas être concluants dans leurs efforts de rapprochement. Aujourd’hui, ils gagneraient énormément à mettre en place un changement de paradigme et perdraient encore plus à ne pas le faire.»

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Sputnik France: Quels sont donc ces enjeux de politique intérieure qui les poussent à ce rapprochement?

André Filler: «En ce qui concerne le Président Macron, il s’agit d’abord de se refaire un visage d’homme d’État après l’épisode des Gilets jaunes, qui lui a fait perdre des soutiens, notamment parmi les intellectuels de gauche. Récemment, la libération de Oleg Sentsov est quelque chose qui parle beaucoup à cet électorat, qui n’est pas négligeable chez les macronistes. Deuxièmement, cela permet à Emmanuel Macron de renouer avec la politique historique française de l’indépendance vis-à-vis des puissances anglo-saxonnes dans le dossier russe. Jean-Yves Le Drian est d’ailleurs bien placé pour le savoir, avec sa longue expérience au sein du Parti socialiste mitterrandiste. Troisièmement, c’est une possibilité d’assurer les intérêts économiques français, qui sont très importants en Russie. Il s’assurerait ainsi de ne pas perdre le soutien du patronat et des grandes entreprises, pour qui les enjeux de mondialisation sont bien plus importants que la conjoncture politique.»

Sputnik France: Et concernant le Président Poutine?

André Filler: «Tout d’abord, il y a évidemment la possible levée des sanctions pour tranquilliser la classe moyenne, qui commence à gronder pour des raisons économiques et politiques. Il convient de rappeler les résultats des dernières élections municipales lors desquelles le parti Russie Unie de Vladimir Poutine a subi plusieurs déconvenues, notamment à Moscou. Il y a donc une réelle nécessité d’actes forts des deux dirigeants, pour rassurer l’opinion publique des classes moyennes dans les deux pays.»

Sputnik France: Quel rôle joue l’Ukraine dans ce potentiel réchauffement?

André Filler: «L’Ukraine joue un rôle majeur. Symboliquement, le fait que les deux États (Russie et Ukraine) ont su briser les tabous en relâchant des prisonniers importants de part et d’autre, alors que juridiquement cela aurait pu être évité, est marquant. Le fait que les deux Présidents aient cédé sur des points aussi cardinaux montre tout de même une volonté d’entamer un nouveau chapitre, ce qui est crucial pour les Français, même si cela n’engage pas la paix et l’entente ad vitam aeternam.»

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Sputnik France: Et le Président Volodymyr Zelensky?

André Filler: «Pour le moment, Zelensky joue une partition sans faute. N’oublions pas que ce candidat improbable a su fédérer 73% de population, dans un pays lourdement clivé selon plusieurs lignes de fractures, ce qui lui confère une légitimité plus grande que celles de ses prédécesseurs. Je pense que le fait qu’il ne joue pas exclusivement la carte antirusse, comme c’était le cas pour Porochenko, et qu’il soit partisan d’un dialogue, l’aide beaucoup dans la capacité de mener les négociations.

Il n’est pas perçu en Russie comme la créature de l’Occident et cela l’aide aussi. Il avait même notifié que, moyennant compensation, il pourrait revoir à terme le problème en Crimée. Concernant les républiques séparatistes, ce n’est pas encore réglé, mais il y a déjà les accords de Minsk et le Format Normandie, qui peuvent être ranimé et offrent un certain déjà un certain cadre. Le pas sine qua non est déjà fait par les deux parties.»

Sputnik France: Quels sont les potentiels points de convergence que peuvent avoir la France et la Russie? Notamment au niveau des relations internationales?

André Filler: «La principale convergence, c’est le dossier iranien, sur lequel la France a besoin de la Russie et vice-versa. Il y a aussi tout l’aspect de coopération économique, et notamment la réintégration graduelle de la Russie dans les structures de l’Europe. La reprise de Vladimir Poutine du locus gorbatchévien de la “maison européenne commune” est aussi une nouveauté depuis le début des années 2000 et va dans le sens de cette convergence. La France va d’ailleurs certainement jouer le rôle de l’avocat de la Russie auprès de l’UE et des autres puissances occidentales.

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Le dossier sur lequel je m’interroge, c’est la Syrie. Si la position russe est claire, celle de la France l’est moins. Les acteurs sont tellement multiples et la position française aujourd’hui tellement indéterminée qu’il serait difficile de savoir sur quel pied danse la France, or, le dossier sera nécessairement évoqué.»

Sputnik France: Quel est le rapport de force entre les «États profonds» de chaque pays et ceux qui souhaitent un réchauffement des relations des deux côtés?

André Filler: «Cela relève d’une expertise institutionnelle qui n’est pas la mienne. Il est certain que dans la bouche d’Emmanuel Macron, l’État profond ne relève pas que des faiseurs de la politique, mais aussi des opinions publiques, et là, il est clair qu’il existe de part et d’autre un clivage clair entre partisans d’un réchauffement ou non. Il faut savoir que chez les Russes, le sentiment anti-occidentaliste est minoré quand il s’agit de la France. Je pense donc que l’État profond est un facteur majeur, surtout du côté français. Néanmoins, des actes, comme celui de la libération des otages, parlent concrètement à cet État profond et pourraient le convaincre de la capacité des deux administrations à trouver des solutions, même si la route reste encore longue.»

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