Sur les questions de sécurité et de diplomatie, il est parfois difficile pour un Président de mettre en place une politique étrangère qui s’oppose aux doctrines en place. Emmanuel Macron et Donald Trump en savent quelque chose. De leur propre aveu, ceux-ci font parfois face à ce qu’ils appellent l’«État profond», qui les empêchent de manœuvrer, notamment dans le domaine des relations internationales.
Cette expression est née en Turquie dans les années 1990 («Derin Delvet») et vise à dénoncer la main invisible des réseaux Kémalistes dans l’armée, le renseignement et la justice, qui s’oppose à la démocratisation du pays et aux réseaux islamistes. Elle nourrit aujourd’hui les discours des adeptes des théories complotistes, mais aussi de politologues ou politiciens respectables. Emmanuel Macron et Donald Trump n’ont pas été les seuls à évoquer «L’État profond»: Barack Obama y avait lui aussi fait référence à demi-mot dans un entretien accordé à la revue The Atlantic, mais avait préféré le terme «Washington playbook» (comprendre, manuel stratégique de Washington).
«Quand suis-je controversé? Quand il s’agit d’utiliser la force. Ça, c’est une source de controverse. Il y a un manuel stratégique à Washington que les Présidents sont censés suivre. C’est un manuel qui vient de l’appareil des affaires étrangères», expliquait le 44e Président des États-Unis dans son entretien avec The Atlantic.
De fait, le concept d’«État profond» reste nettement plus en vogue lorsque l’on parle des États-Unis. En France, des analystes politiques de tous bords y font référence pour parler des affaires étrangères américaines. Bernard-Henri Levy titrait dans une tribune en septembre 2018: «L’Etat profond existe, Trump et ses semblables l’ont rencontré». De son côté, Éric Zemmour soulignait aussi, au micro de RTL, sa présence active dans les rouages de la politique extérieure américaine: «Trump engagé dans un combat à mort avec l’Etat profond». Un haut fonctionnaire de l’administration Trump avait d’ailleurs, dans une longue tribune anonyme publiée dans le New York Times, annoncé sans détour lutter au quotidien pour empêcher Donald Trump de mettre en place certaines politiques.
En ce qui concerne la France, l’expression «État profond» reste une nouveauté. Utilisée une première fois en janvier 2019 au cours d’un entretien accordé à Libération, le Président Macron mettait vaguement en cause l’administration estimant que «l’État profond n’a pas assez changé». Emmanuel Macron a d’ailleurs refait sienne récemment cette expression à plusieurs reprises ces dernières semaines en mettant plus directement en cause la diplomatie française.
Une première en début de semaine dernière, après la rencontre avec le Président Poutine, Emmanuel Macron a dénoncé les «États profonds de part et d’autre» qui entretiennent une relation conflictuelle entre Est et Ouest. Ensuite, en clôture du G7, le Président Macron a refusé de publier un communiqué rendant compte des échanges qui ont eu lieu et des conclusions tirées lors du sommet. D’après le Président de la République, ces communiqués, négociés entre délégations diplomatiques, ne sont que des «chicayas de bureaucrates et d’États profonds». Et enfin, il l’a utilisé devant les ambassadeurs reçus à l’Élysée ce 28 août.
Mais qui constitue cet «État profond»? Quelle est la portée de son influence?
Afin de mieux comprendre comment fonctionnent ces appareils qui œuvrent dans l’ombre et influencent les décisions stratégiques des nations les plus puissantes, Sputnik France a tendu le micro à Romain Mielcarek, journaliste spécialiste des questions de défense et des relations internationales.
Sputnik France: Qu’entendent Emmanuel Macron et Donald Trump quand ils parlent d’«Etat profond» ou Barack Obama lorsqu’il parle de «playbook»?
Romain Mielcarek: «C’est une expression un peu problématique, car il est difficile de savoir de quoi ou de qui ils parlent exactement. À chaque fois, il s’agit de dire qu’il y a un certain nombre de limites à son pouvoir qui s’exercent. Quand on parle d’“État profond”, cela implique grosso modo deux catégories d’acteurs: d’une part, il s’agit de hauts responsables et hauts fonctionnaires dans les administrations qui parviendraient à exercer un pouvoir de contrainte suffisamment fort pour contester une partie du pouvoir du chef de l’État. D’autre part, il s’agirait d’acteurs hors des institutions. En l’occurrence, aux États-Unis c’est souvent de cela que l’on parle, ça serait des acteurs privés avec de gros moyens financiers qui, du fait de leur influence, parviendraient à imposer leur volonté au chef de l’État.»
Sputnik France: En France par exemple, quels sont les noms et les visages de ceux qui constituent cet «État profond»?
Romain Mielcarek: «C’est ce qui est compliqué quand on entend des responsables politiques ou des analystes utiliser cette expression: on ne qualifie pas les choses. Par exemple, lorsqu’Emmanuel macron parle d’un rapprochement difficile avec la Russie dû à l’“État profond”, on ne sait pas s’il parle du Quai d’Orsay, d’acteurs au sein du Quai d’Orsay ou s’il parle d’acteurs en Russie ou même aux États-Unis. En conséquence, cela laisse libre cours à différentes interprétations de cette expression en fonction de sa lecture des évènements.»
Sputnik France: Quelle est la réelle portée de cette influence en France?
Romain Mielcarek: «Personnellement, je ne suis pas convaincu qu’il y ait réellement de forces très influentes qualifiables d’“État profond” en France. Il fut un temps, il y avait un débat relatif sur l’influence supposée d’un petit groupe de néoconservateurs au sein du ministère des Affaires étrangères et du ministère de la Défense. Néanmoins, ce débat commence à dater et personne n’a jamais réellement démontré que ceux-ci étaient très influents. Il y avait un petit groupe de personnes qui se réunissaient régulièrement pour réfléchir à leur manière de voir le monde et de voir l’exercice du pouvoir afin de voir comment ils pourraient arriver à porter leurs idées. Mais quelle a été leur influence réelle?
En réalité, les cercles comme cela sont nombreux au sein des différents ministères, qui se regroupent en fonction d’affinités idéologiques ou parce qu’ils étaient dans des promotions similaires dans les grandes écoles, civiles ou militaires. Je pense néanmoins que leur influence est limitée. Globalement en France, sur les sujets internationaux, nous avons quand même eu des ministres suffisamment charismatiques, puissants et sûrs d’eux pour qu’un petit groupe de fonctionnaires ne puisse pas leur imposer une volonté quelconque sur des dossiers aussi importants que les relations avec la Russie par exemple.»
Sputnik France: Et aux États-Unis?
Romain Mielcarek: «Globalement, de ce que je peux lire, ceux qui parlent de “deep state” n’ont généralement pas démontré grand-chose non plus. C’est une expression galvaudée par certains aux États-Unis, qui peut intégrer tout et n’importe quoi sans démonstration scientifique. Par exemple, certains observateurs disent qu’au Pentagone, certains voudraient imposer une logique de guerre avec l’Iran. Il faut pouvoir démontrer que ces gens-là ont réussi à imposer cette idée-là. Si je reprends l’exemple de la Russie avec Emmanuel Macron, il y a là un paradoxe, car il dit que les états profonds dans les deux pays empêchent un rapprochement, mais dans la même discussion dit qu’il est trop tôt pour réintégrer la Russie au G7. Dans ce cas précis, il tient le même discours de l’“État profond” qu’il dénonce, il est donc difficile de comprendre où il veut en venir.
Peut-on dire qu’il tient ce discours, car il est sous influence de cet “État profond”? Difficilement, car une phrase plus loin il le dénonce. Sans témoin ou réelle recherche scientifique sur le sujet, il est difficile d’être précis sur le sujet. Aux États-Unis, le théoricien du “deep state”, c’est Peter Dale Scott, et il n’a pas de travaux reconnus en sciences politiques. Sa légitimité découle du fait qu’il est professeur à Berkeley, sauf qu’il y était professeur de littérature anglaise et ses travaux n’ont jamais reçu la reconnaissance d’autres professeurs de sciences politiques.»
Sputnik France: Vous ne pensez que cette notion d’«État profond» créé une forme de déni de démocratie?
Romain Mielcarek: «Pour moi, la question se pose aux États-Unis, et qui pour le coup a été sérieusement argumentée par le journaliste Bob Woodward. Dans son dernier ouvrage sur la présidence Trump, il décrit comment un certain nombre de hauts responsables au sein des grands ministères travaillent à contrôler la politique de Trump, voire à empêcher les décisions de Trump d’être appliquées. Dans ce cas-là, on est vraiment dans ce rapport de force entre les institutions et le Président. La question est: est-ce que le travail de ces hauts fonctionnaires est illégitime? Sont-ils là juste pour obéir aux ordres du Président ou est-ce que leur responsabilité n’est pas de faire attention à ce que le Président n’engage pas des politiques contraires aux intérêts du pays ou illégales?
Cela pose un problème de Constitution, car celle-ci ne prévoit pas de tels cas de figure. Néanmoins, il faudrait pouvoir prouver cela devant un tribunal pour donner une valeur juridique à ce potentiel contournement de la Constitution. Ce qui est sûr, c’est que ce rapport de force est extrêmement présent aux États-Unis. Si ces rapports de force existent aussi en France, je n’en ai jamais constaté de comparable en termes d’échelle.»