Elle est venue, elle a montré et elle a conquis. Ainsi pourrait-on résumer le séjour récent à Dakar de Mati Diop, qui a tenu à faire voir son film «Atlantique» au Sénégal, en août 2019, avant la sortie en salles en France prévue en octobre.
Une manière pour cette métisse née d’un père sénégalais et d’une mère française, de partager les honneurs reçus au prestigieux Festival de Cannes, où son long métrage a reçu en mai 2019 le Grand Prix, mais surtout de permettre à l’œuvre «de rencontrer son premier public», a dit la réalisatrice dans un entretien avec Sputnik à Dakar, où «Atlantique» a été tourné en wolof, la langue la plus parlée au Sénégal.
Les projections, organisées du 2 au 5 août en présence de la cinéaste, des acteurs et des producteurs, ont attiré à chaque séance du monde, qui en sortait ébloui ou ému. Quelques jours avant, l’avant-première, qui a fait salle comble le 2 août au Grand Théâtre, Mati Diop, des membres de son équipe et d’autres cinéastes ont été reçus par Macky Sall, le Président sénégalais. La cinéaste et huit autres de ses pairs ont été «élevés au rang de Chevalier dans l’Ordre national du Lion», selon un communiqué de la présidence sénégalaise. L’Ordre national du Lion est l’un des deux Ordres nationaux au Sénégal, avec l’Ordre du Mérite, et il «récompense les services éminents» rendus au pays.
«C’est magnifique! Je ne pouvais pas espérer un plus bel accueil. Quand je repense à tous les rires que j’ai entendus dans la salle, au Grand Théâtre, le 2 août, je me dis vraiment que j’ai réussi ce que j’avais en tête», a déclaré Mati Diop, rencontrée par Sputnik sur la terrasse d’un hôtel, par un temps ensoleillé, portant un chemisier blanc et de grosses lunettes noires. «Arriver à tirer des larmes et des rires d’un spectateur, pour moi, c’est vraiment génial et c’est le but. (…) C’est fou comme tout a été conçu, pensé, fait pour arriver à ce moment-là, à cette rencontre entre un public sénégalais qui se voit sur un écran. Tout convergeait vers ça. J’étais très heureuse, de cette réception!», a ajouté la cinéaste trentenaire, cherchant par moments ses mots.
«Atlantique», ce sont plusieurs histoires imbriquées. Des jeunes de la banlieue de Dakar, ouvriers sur un chantier qui, ayant réclamé en vain les arriérés de salaire qui leur sont dus, décident de rejoindre l’Espagne en traversant l’océan Atlantique. Parmi eux, figure Souleiman (Ibrahim Traoré), jeune homme démuni amoureux d’Ada (Mame Bineta dite Mama Sané), laquelle est également éprise de lui. Mais la famille d’Ada, sans grands moyens, a promis la jeune fille de 18 ans à Omar (Babacar Sylla), bien plus riche, installé en Europe, aux allures de gendre parfait.
Le mariage est célébré, au grand malheur d’Ada, mais il ne peut être consommé, en raison d’un mystérieux incendie déclaré dans la chambre nuptiale.
Intervient alors la police, et particulièrement un jeune inspecteur ambitieux, Issa (Amadou Mbow), pour tenter de résoudre le mystère. Mais les choses se compliquent, entre la nouvelle funeste de la mort des jeunes hommes ayant pris la mer, des suspects invisibles, d’étranges maladies dont souffrent simultanément les fiancées des disparus dans l’Atlantique, le combat d’Ada contre le mariage qu’elle refuse, son combat contre sa famille et finalement la société; le soutien de Dior (Nicole Sougou), son amie tenancière de bar, forte et rebelle qui l’aide à s’affirmer… Une des femmes que le film place au premier plan, avec leurs combats quotidiens pour leurs proches, leurs amours, leur travail, leur (sur) vie…
«“Atlantique”, plus qu’un film sur l’immigration, c’est le portrait d’une certaine jeunesse prise dans ses aspirations profondes, son désir d’ailleurs, mais surtout dans sa langue, dans ses codes et dans son rapport au monde», a estimé Felwine Sarr, universitaire, écrivain et musicien sénégalais au regard artistique fin, joint par Sputnik. «C’est aussi le portrait de jeunes femmes qui transcendent la peine et la perte des garçons qu’elles aiment et qui, finalement, délivrent une leçon de force et de vie», a ajouté cet homme de culture sénégalais, qui a participé à des échanges autour du film après une projection à l’Université Cheikh Anta Diop (UCAD) le 5 août.
Fatou Kandé Senghor est aussi une artiste multicasquettes sénégalaise, notamment cinéaste, photographe, plasticienne et femme de média. Sur sa page Facebook, elle a expliqué avoir été emportée par le film, qu’elle a vu en compagnie de sa famille et de certains jeunes qu’elle encadre, saluant «la proposition esthétique de ce magnifique et profond projet humain» mis en images par Mati Diop.
«D’une traite, on vit l’histoire que Mati nous propose. Et lorsque Ada, la protagoniste, nous libère avant le générique de fin, on sait, on ressent, on comprend ce film. Mieux, on imagine la houle que Mati a dû traverser pour restituer pareille empathie», a écrit Fatou Kandé Senghor.
La réalisatrice du film, également actrice «quand on le lui demande», l’avoue: mener à bien le projet d’Atlantique ne fut pas une sinécure. Entre l’écriture et la fin du montage, «ça m’a pris cinq ans», révèle-t-elle. Le long métrage est inspiré d’un documentaire qu’elle a réalisé, «Atlantiques» (au pluriel), sorti en 2009. Ce court métrage est le récit par Serigne, un jeune Sénégalais, de sa traversée de l’Atlantique mise en échec par un naufrage.
Le documentaire s’intitule «“Atlantiques” au pluriel parce que je voulais resituer le récit de Serigne dans l’histoire mondiale des migrations», précise la réalisatrice. «L’Atlantique est un territoire qui est très chargé, il y a un passif qui est énorme. (…) Au moment où il raconte son histoire, j’ai l’impression que le récit de Serigne porte en lui toutes les traversées antérieures aussi. Donc, un S (au titre du documentaire), pour signifier l’Atlantique et ses fantômes, en fait».
Mati Diop ramène certains de ces fantômes dans le long métrage, à travers les jeunes hommes morts en mer dont les esprits reviennent posséder leurs fiancées et l’inspecteur Issa, donnant du fil à retordre aux familles des jeunes femmes, aux charlatans, et à l’enquête policière.
«Atlantique» est le résultat d’une série de choix audacieux de la cinéaste franco-sénégalaise. D’abord, le fait que le film convoque à la fois le thriller, le fantastique, la poésie — tant dans le cadre: les plans de coucher de soleil, les échanges de regard de part et d’autre d’un train qui passe ou la chambre vide d’un des jeunes partis sans crier gare; que dans les dialogues: «À chaque fois que tu regarderas le sommet de ta tour, tu penseras à nos corps sans tombeaux au fond de l’océan», dit l’esprit d’un des jeunes ayant péri en mer — mais aussi le drame.
Une émanation, peut-être, de son héritage artistique familial. Sa mère est «acheteuse d’art dans une agence de pub», selon le journal français Libération. Son père, Wasis Diop, est musicien et compositeur aux collaborations éclectiques, pour ses albums et les bandes originales de films («L’affaire Thomas Crown»), mais aussi comédien et réalisateur. Son oncle, Djibril Diop Mambéty, décédé en 1998, fut un cinéaste fin et sensible, parmi les meilleurs du continent, père notamment de «Touki Bouki» et «Hyènes».
Ensuite, Mati Diop a aussi fait le pari de confier les premiers rôles de son film à des néophytes et elle a choisi de tourner en wolof. La question sur le choix de cette langue — qu’elle-même avoue ne pas maîtriser —, semble cependant l’ennuyer et la déconcerter à la fois.
«Pour moi, ce n’est même pas une question. On est au Sénégal, on parle wolof. C’est juste logique», affirme-t-elle, d’un air paraissant grave derrière ses lunettes noires, qu’elle a conservées pendant toute la durée de l’entretien. «Je ne fais que restituer une chose qui est censée être naturelle. Ce qui ne l’est pas, c’est qu’un Sénégalais tourne un film en français, c’est ça qui est dysfonctionnel et qui en dit long sur les traces persistantes de la colonisation. (…) À qui s’adresse-t-on quand on tourne un film ici, avec des Sénégalais, en français? On ne s’adresse pas à son propre pays, je ne dis pas que la plupart des Sénégalais ne seraient pas à même de comprendre le français, mais il ne faut quand même pas oublier que c’est la langue de l’ancien pays colonisateur», poursuit-elle.
La cinéaste, jusqu’alors très sérieuse, voire grave par moments, se déride à l’évocation de la possibilité d’une suite à son film, à la fin très ouverte. Après une nuit d’amour surréaliste avec Souleiman par l’intermédiaire de l’inspecteur Issa, Ada plante ses yeux dans la caméra, souriante, heureuse et, de sa voix intérieure s’adresse au public.
«Il y a des souvenirs qui sont des présages. Cette nuit m’accompagnera pour me rappeler qui je suis, m’apprendre qui je deviendrai. Ada à qui appartient l’avenir. Je suis Ada».
Alors, y aura-t-il une suite au film?
«J’ai envie de refilmer tous les acteurs du film. Parce que je les aime et parce qu’ils sont merveilleux… Le film a fait d’eux des acteurs, et maintenant qu’ils sont là, ça donne envie de continuer. Et puis c’est merveilleux, d’écrire des rôles de personnages à partir d’acteurs qu’on connaît!», s’enthousiasme Mati Diop. «Si je devais faire un deuxième film avec eux, ça veut dire que j’écrirais des personnages avec des acteurs que j’ai moi-même formés. C’est assez excitant, comme projet de cinéma. Mais finalement (la suite) qui pourrait être imaginée, c’est la vie d’Ada qui commence».
Les acteurs novices d’«Atlantique», eux aussi, se disent prêts à continuer l’aventure cinématographique, même s’ils n’y croyaient pas au départ, quand Mati Diop les a abordés dans la rue, à l’occasion de «castings sauvages». Ils l’ont expliqué notamment lors d’une conférence de presse à Cannes, en mai, avec l’équipe du film dont la vidéo a été publiée sur la chaîne YouTube du prestigieux Festival de cinéma en France.
«J’étais sorti un samedi où je n’avais pas du tout envie de sortir et comme j’attendais un taxi, elle m’a vu, elle est venue vers moi» pour parler de son projet, a expliqué à Cannes Amadou Mbow, qui joue le rôle de l’inspecteur Issa. «Au départ, je n’étais pas trop intéressé. (…) Mais j’ai écouté, parce que quand quelqu’un vient vous parler, vous l’écoutez», et finalement les choses se sont bien passées, a-t-il poursuivi. «Je n’avais jamais pensé que j’allais faire du cinéma en tant qu’acteur, ce n’était pas quelque chose que j’avais prévu dans ma vie. Elle (Mati Diop) a changé cette donne».
Mame Bineta dite Mama Sané, qui interprète Ada, a raconté lors de la même conférence de presse que Mati Diop l’a rencontrée alors qu’elle rentrait chez elle. Après discussion avec et accord de ses parents, elle aussi a accepté de participer au film, sans savoir «que ça allait arriver jusqu’ici (à Cannes)». Et aujourd’hui, a-t-elle confié, elle «prie Dieu de (lui) permettre de continuer dans le cinéma».