Dans neuf grandes villes françaises, de Lille à Nice, de Bordeaux à Nancy, en passant par Paris, les mouvements de grève et de blocage de restaurants ont repris de plus belle sur fond des protestations lancées la semaine dernière suite à la décision de la plateforme britannique Deliveroo de baisser le tarif de rémunération des courses les plus courtes et d’augmenter celui des courses les plus longues.
À Paris, une trentaine de livreurs, dont certains habillés aux couleurs de la société, se sont réunis place de la République. Mais il s’est finalement avéré que plusieurs points de rassemblement avaient été définis à travers la capitale, en accord avec la division «par zone de livraison» établie par la plateforme.
«Nous avons privilégié le «boycott ponctuel», confie à Sputnik Jérôme Pimot, cofondateur de l’association CLAP75 et ex-livreur à vélo chez Deliveroo. Cela ne va pas impacter drastiquement Deliveroo, mais statistiquement ça va créer un creux dans leur algorithme».
Une pétition a été mise en ligne via la plateforme Change.org par le Bordelais Jeremy Wick, livreur à vélo depuis 2 ans, qui «n'hésite pas à investir son temps et son énergie afin de défendre l'intérêt de tous». Le succès de cet appel à la solidarité pour les coursiers-livreurs, dont le «sourire […] dissimule une misère silencieuse», a frappé tous les intéressés, même son initiateur.
«Mise en ligne à 3 heures du matin le 8 août, la pétition a recueilli plus de 31.000 signatures en 48 heures, précise à Sputnik Jeremy Wick, l’auteur de la pétition. Je visais environs 800-1.000 signatures, je ne m’attendais pas à ce que les gens suivent autant.»
Et ce jeune homme qui préconise de suivre le précepte de Gandhi «sois le changement que tu veux voir dans le monde», peut se réjouir de l'impact de sa pétition, puisque «majoritairement ce sont les clients qui laissent les commentaires de soutien» et qui trouvent le nouveau système mis en place par Deliveroo «dégueulasse».
«Ca fait plaisir, avoue Jeremy Wick. Je ne sais pas si ça sera suffisant, mais ça rajoute une corde à notre arc. Deliveroo ne pourra plus avancer que le grand public reste indifférant à ce problème».
Faire un blocage économique pour engager des négociations avec la plateforme, en se basant sur l’opinion publique, telle est la stratégie des livreurs. «Ubérisation, précarisation», «on pédale pour manger, pas pour se faire bouffer», tels étaient les slogans mis en avant par les coursiers-livreurs lors de leurs premières actions, notamment à Bordeaux. Et d’après Jeremy Wick, les clients prennent conscience des failles du système qui se cachent derrière le confort «de se faire livrer chez soi» et de la précarité du job du livreur-autoentrepreneur.
«Je parle aux clients, en les livrant. Ils tombent des nues, puisqu’ils n’imaginaient pas l’ampleur du problème. Savoir que la course minimum a brutalement et sans prévenir été ramenée par Deliveroo de 4,50 à 2,50 euros, ça les choque», raconte Jeremy Wick.
Environs 150 coursiers à vélo Deliveroo ont manifesté à Bordeaux le 4 août pour s'opposer à cette baisse tarifaire sur les petites courses, pourtant plus nombreuses. Mais ce samedi, la mobilisation était moins importante: seuls 30-40 livreurs y ont participé. Une des raisons de cette baisse significative: samedi est une «journée faste» pour les livreurs et «on perd des sous [en manifestant, ndlr]», et, en plus, «certains ne sont pas prêts pour une action durable, ils aimeraient des résultats immédiats». «Ce qui, avec Deliveroo, n’est pas évident», rajoute tristement Jeremy Wick.
La rémunération des coursiers est tributaire de nombreux éléments, parfois loin d’être évidents. Le temps d’attente au restaurant, qu’un client classique prend en patience, est un manque à gagner pour un coursier. «La revendication la plus importante – que Deliveroo trouve le moyen de supprimer le temps d’attente au restaurant. Quand on attend 10-15 minutes, on n’est pas payé. Pendant mon travail cet après-midi, sur quatre heures, de 12 à 16h, j’ai dû perdre une heure d’attente», dénonce Jeremy Wick.
«On attend de Deliveroo qu’ils remettent le minimum à 4,50 euros la course et qu’il laissent les courses longues mieux payées. Ils peuvent largement se le permettre, puisqu’ils sont rentables depuis2017. La France représente pour l’entreprise le plus grand marche après le Royaume-Uni, leur "pays natal"», clame Jeremy Wick.
Avec une croissance fulgurante sur l’année 2017, un bénéfice net de 1,5 million d’euros et un chiffre d’affaires qui a passé les 54 millions d’euros, Deliveroo (crée en 2013 à Londres) semble avoir des moyens à la hauteur de ses ambitions affichées début juillet: «À la fin de l’année, 21 millions de Français auront accès à Deliveroo», soit un tiers des Français.
Néanmoins, d’autre aspects, moins économiques, mais sociaux et même écologiques, se cachent derrière l’opposition des 11.000 livreurs à la plateforme de livraison de repas. Deliveroo, qui revendique être une entreprise écologique en employant des coursiers à vélo, incite les coursiers à livrer en scooteur.
Et donc, un autre versant du problème est que le nombre de livreurs augmente. Ainsi, on peut toujours trouver quelqu’un même si la course est sous-payée. Et ça peut aller jusqu'à la création d’un «marché parallèle» de «courses sous-traitées» où les cyclistes laissent la place à des travailleurs (encore plus) précaires.
«Ça arrive. Je ne connais pas personnellement de coursiers qui le font, mais ça existe: ceux qui sous-louent leur compte, dit Jeremy Wick. Sauf que si sur la course est de 2,50 euros, alors il ne doit pas rester grand-chose après partage. Je ne le ferai jamais par respect pour l’humain: nous sommes exploités et ça reviendrait à exploiter les autres. Ce n’est pas tolérable!»
Mais le phénomène existe et on en parle ouvertement, puisque le milieu des migrants fournit tous les jours un lot de personnes qui acceptent le travail précaire et souvent dans la zone grise du marché.
«Ce sont des gens qui sont dans la plus grande misère, des réfugiés qui arrivent, confirme Jérôme Pimot, un des organisateurs des manifestation, lui-même ex-livreur chez Deliveroo. Ça peut être également des mineurs qui sans avoir conscience des conséquences, se font un peu d’argent de poche. Pour les gens qui vivent de ce travail, c’est une concurrence hyper-déloyale».
D’après cet activiste, les «gens suffisamment cyniques pour leur "sous-louer un compte", leur procurent également un vélo, et on peut les repérer par le piteux état de leur matériel». En 2014, «quand le scooteur n’existait pas encore dans ce métier», les livreurs à vélo étaient des sportifs de 30-40 ans avec des vélos de qualité, «les Parisiens intramuros».
«En 2017, on a vu arriver une vague de travailleurs issu de l’émigration, des quartiers plus éloignés, mais ils avaient des comptes licites, explique Jérôme Pimot. Puis, en deuxième partie de 2018, on a vu arriver les travailleur clandestins».
Nantes a été la première ville ou le système s’est rodé. Jérôme Pimot explique le mécanisme: «Par manque de livreurs, les plateformes se sont tournées vers les migrants, en les inscrivant avec un compte provisoire "en attente" de régularisation. Ils ne les régularisaient jamais, mais ça permettait de travailler plusieurs mois, sans que personne ne s’occupe d’eux. Au bout de six mois, sans régularisation, ils passaient dans la phase de sous-traitance.» Moins la course rapporte, plus il y a des gens qui sous-louent leur compte… et techniquement on peut le sous-louer à plusieurs personnes. Une économie parallèle s’est mis en place.
«On peut parler de 30-40% de livreurs non-officiels, et la plateforme de livraison ne s’intéresse au problème que quand "il surgit dans la presse"», conclut, amère Jérôme Pimot.
La précarité n’est pas citée pour la première fois dans la relation entre une plateforme «uberisée» et ses employés. En juin 2019, on a appris que quatre anciens coursiers-livreurs de l'ex-société de livraison de repas Take Eat Easy avaient été indemnisés à hauteur de 16.000 à 60.500 euros dans une affaire basée sur la jurisprudence née d'un arrêt de la Cour de cassation qui, en 2018, a requalifié en contrat de travail la relation entre le livreur à vélo et la plateforme de livraison qui le fait travailler.
En Espagne, en mai, la mort d'un livreur Glovo Mata à Barcelone a été la goutte d'eau qui a fait déborder le vase et a également provoqué des actions de contestations. Glovo a déclaré que le livreur n'était pas enregistré, reconnaissant ses irrégularités. «La précarité et l'exploitation tuent Deliveroo et les autres plateformes abusent d'un modèle où nous sommes tous et toutes perdants», clamaient les livreurs.