«L’enfer, c’est les autres». À Barcelone, Londres, Venise ou encore Amsterdam, les autorités prennent des mesures pour limiter l’afflux de visiteurs et protéger leurs écosystèmes. En effet, si les hordes de touristes génèrent une manne financière très importante pour les territoires visités, elles provoquent la lassitude des habitants (bruits des valises à roulettes, rues encombrées, difficulté pour effectuer les tâches quotidiennes, etc…). Sans compter les hausses de prix des loyers, les propriétaires préférant louer leurs appartements notamment via Airbnb.
En Espagne, deuxième destination touristique mondiale, le mouvement d’extrême gauche Arran milite chaque été contre le tourisme de masse. Ce mouvement a diffusé, lundi 5 août, une vidéo montrant deux militants masqués qui vandalisent des voitures de location à Palma de Majorque. Autant de signes qui viennent assombrir le tableau d’une activité pourtant plébiscitée par de plus en plus de personnes.
Rodolphe Christin, sociologue et auteur du Manuel de l’antitourisme (Éd. Écosociété) et de L’Usure du monde : critique de la déraison touristique (Ed. L’Échappée), s’est entretenu avec Sputnik afin d’expliquer les problèmes que représente cette croissance inexorable du tourisme à l’échelle mondiale.
Sputnik France: Comment expliquez-vous que le tourisme soit désormais perçu comme quelque chose de globalement négatif?
Rodolphe Christin: «C’est une perception de la négativité du tourisme qui est récente. En tout cas, récente dans les manifestations visibles qu’elle prend dans les capitales européennes qui, à mon avis, restent minoritaires. On observe quand même un consensus global à la fois des pouvoirs publics, des pouvoirs privés et entrepreneuriaux, sur les bienfaits du développement touristique. En effet, il y a une réalité, pronostiquée par l’organisation mondiale du tourisme (OMT), qui prévoit des flux toujours plus importants de touristes dans le monde. C’est une industrie qui a de beaux jours devant elle, si aucun imprévu ne survient, mais qui effectivement rencontre, de par ses excès de plus en plus de contestations. C’est un nouveau phénomène qui va aller en s’amplifiant parce que les problèmes s’aggravent, notamment ceux liés à l’occupation de l’espace, à l’accès au territoire, ou encore à la gestion des ressources et des nuisances apportées par le tourisme».
«Il y a quelque chose de particulier dans le tourisme c’est que les profits sont privés, mais la prise en charge des coûts occasionnés par celui-ci est bien souvent socialisée, c’est-à-dire que ce sont les pouvoirs publics, nos impôts, qui prennent en charge ces coûts.»
Sputnik France: quels sont les dangers que représente le tourisme de masse?
Rodolphe Christin: «Le tourisme d’une manière générale, et non pas uniquement le tourisme de masse, comporte intrinsèquement des dangers. Le tourisme est une industrie comme les autres, qui a pour ambition de se développer toujours plus, poussé par une logique de recherche de profits maximums comme tout système capitaliste. Le tourisme n’échappe en rien à des logiques qui prévalent pour toute l’industrie. Ce sont donc des problématiques sociales parce que le tourisme occupe l’espace habité par des gens qui vivent sur place. Lorsque le tourisme est très développé, ils ont de plus en plus de mal à vivre normalement leur vie quotidienne parce que lorsque le nombre de visiteurs devient important, l’offre de biens et services se met à leur service, au détriment des résidents.
C’est aussi un problème écologique, par exemple de gestion des déchets sur les territoires, des ressources en énergie, en eau. Pour cette dernière, dans certaines régions, cela crée des conflits d’usage, par exemple, entre les douches que doivent prendre les touristes chaque jour, voire plusieurs fois par jour lorsque le climat est chaud, l’entretien des terrains de golf sur lesquels ils s’amusent et puis l’irrigation agricole qui permet de produire de la nourriture.
En outre, le tourisme pose également une problématique économique. Effectivement, si tout le monde vante les richesses produites par le tourisme, on a aujourd’hui suffisamment de recul pour s’apercevoir que le tourisme n’a jamais éradiqué la pauvreté notamment dans les pays du sud. De plus, l’économie touristique a toujours tendance à mettre sous sa coupe tous les autres secteurs d’activité comme l’hôtellerie, la restauration, le BTP ou même l’artisanat. Or, c’est une économie qui dépend de flux extérieurs au territoire donc elle reste de ce fait potentiellement très fragile».
«Si pour une raison ou pour une autre les flux de touristes sont contrariés, c’est tout un territoire, toute une région, tout un État qui peut se retrouver dans une situation difficile».
Sputnik France: les populations locales sont de plus en plus méfiantes face au «surtourisme». On pourrait citer le cas de Barcelone où l’on a vu fleurir des graffitis «Tourists go home, refugees welcome» [touristes rentrez chez vous, réfugiés bienvenus, ndlr]. Comment expliquez-vous ce ressentiment?
«Il est important d’analyser, de critiquer le système touristique pour éviter une espèce de ressentiment qui pourrait être parfois xénophobe et qui pourrait s’attaquer aux touristes.»
Sputnik France: comment pourrait-on allier le tourisme avec la préservation de l’environnement et des cultures voire des spécificités locales? Le tourisme «éthique» peut-il être une solution?
Rodolphe Christin: «Le tourisme éthique, ou solidaire, est un segment commercial de plus, qui est sans doute moins toxique que les autres, mais qui n’est en aucun cas une solution au problème. Il correspond aux envies d’une clientèle qui a envie de se dédouaner des méfaits du tourisme en versant un peu plus d’argent aux sociétés locales, ou en consacrant une part du forfait acheté à la préservation ou à la restauration des écosystèmes locaux.
«Le tourisme responsable ne règle pas les problèmes. Si tous les touristes se mettaient à acheter des forfaits de tourisme équitable, très vite ça ne resterait pas responsable, équitable et écologique bien longtemps.»
Sputnik France: finalement, quelle pourrait être la solution idéale?
Rodolphe Christin: «De mon point de vue, la solution serait de se livrer à une forme de décroissance touristique, qui reviendrait à prendre le contrepied des logiques du capitalisme et de la société de consommation. Pourquoi a-t-on autant besoin de partir en vacances? Qu’est-ce que cela signifie? Est-ce le symptôme d’une vie quotidienne devenue extrêmement harassante, invivable? Il faudrait donc réfléchir sur les moyens à mettre en œuvre pour transformer cette vie quotidienne.
Sur un plan politique, à court terme, je serais plutôt partisan de la mise en place d’un moratoire afin de cesser de créer des infrastructures touristiques qui transforment durablement la vie dans les territoires. Par ailleurs, il faut remettre en cause et comprendre ce que cela signifie d’avoir une économie qui serait entièrement dévouée au tourisme. En disant cela, j’ai bien conscience d’être complètement à l’opposé de ce qui se profile. En effet, tous les pays du monde, tous les territoires, toutes les régions veulent développer ce secteur d’activité.
«Après c’est également une réflexion sur le sens de la vie. Souhaite-t-on devenir les figurants de l’industrie touristique? Voir nos territoires se transformer en parc d’attractions ou en zone commerciale à ciel ouvert? Est-ce intéressant de vivre dans ce monde-là? C’est une réflexion politique qu’il faudrait mener de manière un peu sérieuse, c’est-à-dire radicale».