L'interview avec Véra Stenine, mère du photojournaliste Andreï Stenine tué dans le Donbass il y a 5 ans.
Vous avez fait du chemin. Je sais que vous arrivez directement du cimetière. Vous sentez-vous un tout petit peu mieux?
Du train, du cimetière, oui. J'ai une tradition: juste avant de venir je me rends sur la tombe d'Andreï au cimetière Troekourovskoe. Alors je me sens mieux, ensuite je peux aller ailleurs. Aujourd'hui j'y suis allée aussi, je lui ai raconté où je m'apprêtais à me rendre.
Vous venez souvent?
Trois fois par an. En décembre pour son anniversaire, en avril - quand j'ai vu Andreï pour la dernière fois quand il m'accompagnait à la gare Iarosvlavski - et le 6 août, le jour de sa mort.
Oui, il faisait les choses jusqu'au bout. Un jour je l'attendais à la gare Belorousski, où il louait un appartement. J'observais. Il est arrivé à moto, il a passé deux heures avant de faire les choses comme il faut. J'étais très étonnée de sa patience. Il l'a fait et il est parti. C'est tout! Et il a encore regardé de travers parce que sa mère l'observait. C'était si agréable de regarder mon fils, vous savez.
Et vous êtes partie avec lui sur la moto?
Non, il a appelé un taxi pour sa mère, tout en montrant au chauffeur où aller. Le chauffeur a même dit: «Quelle escorte vous avez!» C'est une fierté, bien sûr! C'est probablement la raison pour laquelle je pleure depuis cinq ans.
Avez-vous essayé de le dissuader quand il a décidé de travailler dans des points chauds?
Non, je l'ignorais. Nous nous téléphonions rarement. Il ne téléphonait pas le premier, alors que moi, j'avais besoin d'entendre au moins un mot. Je téléphonais, je demandais quel temps il faisait, la santé. Et d'après la voix je comprenais que tout allait bien, il n'entrait pas dans les détails. Il était très content d'avoir été embauché à Rossiya Segodnya. Ensuite il n'a pas téléphoné pendant longtemps. J'ai alors téléphoné moi-même, et il a dit qu'il était en Syrie. «Mon Dieu! Mon fils en Syrie!» Je l'ignorais. J'ai appris à ce moment-là qu'il voyageait.
Qu'avez-vous ressenti alors?
J'ignorais qu'il y avait des guerres. A l'époque je ne suivais pas l'actualité. C'est maintenant que je la suis attentivement, que je soutiens les journalistes. Quand il est parti en Ukraine, j'ai senti que mon enfant pourrait disparaître quand on a commencé à tuer des journalistes: Volochine, Korneliouk. Et j'ignorais qu'il y était. Il m'a accompagné à la gare et il est parti. Il m'a offert un ordinateur portable, et j'ai commencé alors à m'informer. Quand je voyais ses photos, je savais qu'il était en vie, que tout allait bien. C'est ainsi que je le suivais.
Comment avez-vous appris ce qui s'était passé?
J'ai appris que des journalistes étaient persécutés en Ukraine, que leur tête était mise à prix. J'ai alors compris que c'était dangereux. Je me souviens, je lui ai téléphoné le 17 juillet. Il était de bonne humeur, il parlait de son installation dans une résidence. Je crois que c'était à Slaviansk. Ensuite, il m'envoyait des photos de lui enfant. J'étais très contente de les recevoir. Puis en juillet… J'ai eu le sentiment de ne pas vivre, un sentiment de vide à l'intérieur. Et ensuite, le 6 août, ma sœur m'a téléphoné. L'appel était très matinal, vers 5 heures du matin. Nadejda a dit que les médias rapportaient la disparition d'un journaliste - Andreï Stenine. J'ai allumé la télévision et je l'ai appris, dans les informations. Je n'ai pas pu téléphoner pendant longtemps. Je partais seulement le 18. Pendant tous ces jours j'étais comme un animal effrayé en cage. Je ne dormais pas. La télévision restait allumée tout le temps. Et cette musique inquiétante, des communiqués sur sa recherche, sa photo. Puis ma sœur est venue. Je ne savais même pas à qui m'adresser. Puis nous avons téléphoné à l'agence. Nous sommes parties avec ma nièce, nous avons été reçues et logées ici. Nous y avons attendu des nouvelles pendant presque un mois. Ensuite, Dmitri Kisselev [directeur général Rossiya Segodnya, ndlr] m'a téléphoné pour dire que mon fils avait été retrouvé. La correspondance était d'abord de 60%, puis a été confirmée. J'ai été soutenue, je remercie l'agence Rossiya Segodnya et ses collaborateurs, qui m'ont beaucoup soutenue. J'étais soutenue par son amie Vera (ils s'étaient séparés avant son départ), ses parents. Nous nous appelons encore aujourd'hui.
Vous êtes partie dans le Donbass. Vous y avez créé un mémorial.
Je m'y suis rendue pour la première fois en avril 2019. J'y suis allée une seule fois, je voudrais y revenir, bien sûr, mais on verra. C'est une ville très fermée à cause du blocus - ou du siège, je ne sais pas comment l'appeler. J'ai tellement pitié de ces gens. J'ai beaucoup aimé la ville, c'est propre. Même s'il avait des bombardements, ils nettoyaient tout rapidement.
Je remarque que de nombreux jeunes meurent à l'âge du Christ. Andreï avait 33 ans et demi. Vous savez, je m'adresse à lui comme à une icône. Il m'aide. Quand j'ai visité sa tombe là-bas, j'ai pensé: «Je te laisse partir, Andreï.» J'ai voulu le rencontrer pendant cinq ans, je l'ai rencontré. J'ai visité le Donbass. Mais un fils ne peut pas être arraché. Tout cela restera avec moi jusqu'au bout. Vous savez, j'ai essayé d'être forte. Je voulais vraiment que tout se déroule sans larmes, mais elles me montent aux yeux.