Au Mali, la demande de prolonger le mandat des députés accroît les tensions politiques

Bamako a demandé une prorogation de dix mois du mandat des députés, en raison de la crise qui entrave l’organisation des Législatives. Cette décision suscite un tollé dans l’opposition et la société civile au Mali. Une situation qui fait peser de nouvelles tensions politiques.
Sputnik

«Le fait de ne pas pouvoir organiser des élections législatives en soi est une crise institutionnelle», a constaté Baba Dakono, chercheur à l’Institut d’Etudes de Sécurité (ISS), basé à Bamako, dans un entretien avec Sputnik. «Nous sommes dans le cadre d’une fragilité institutionnelle due à la précarité de la situation sécuritaire. […] Et depuis que ce projet de loi [organique portant prorogation du mandat des députés, ndlr] a été adopté par le Conseil des ministres, on entend de plus en plus de voix au sein de la classe politique malienne qui s’élèvent contre», a-t-il ajouté.

Le gouvernement malien a adopté le «projet de loi organique portant prorogation du mandat des députés à l’Assemblée nationale» le 7 juin 2019, lors d’un Conseil des ministres extraordinaire. Le texte doit encore être examiné par les députés.

C’est la deuxième fois depuis 2018 que le gouvernement malien sollicite la prorogation du mandat des députés, a rappelé à Sputnik Ibrahima Sangho, chef du Pool d’Observation Citoyenne du Mali (POCIM-), regroupant- quatre organisations de la société civile, dont les responsables travaillent notamment sur «les questions liées au processus électoral et à la gouvernance» au Mali depuis 1997.

Le POCIM considère que ce projet de loi -«viole les dispositions de Constitution malienne, mais aussi tous les instruments juridiques dont le Mali se réclame» en matière d’élections, a déclaré Ibrahima Sangho.

Au Mali, la demande de prolonger le mandat des députés accroît les tensions politiques

Le mandat des 147 députés de l’actuelle Assemblée nationale - a déjà été prorogé une première fois, du 31 décembre 2018 au 30 juin 2019, par une loi organique votée en décembre 2018. Ce vote avait eu lieu à la suite d’un avis favorable de la Cour constitutionnelle, après un premier avis contraire. Cette première prorogation «n’avait pas été acceptée par tous», a souligné le responsable du POCIM, par ailleurs président de l’Observatoire pour les élections et la bonne gouvernance au Mali.

Dans le communiqué du Conseil des ministres du 7 juin, le gouvernement a expliqué que la première prorogation - s’était fondée sur «le caractère de force majeure des difficultés entravant le respect scrupuleux» de la Constitution et des lois, «-et la nécessité d’assurer le fonctionnement régulier de l’Assemblée nationale»

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«L’évaluation de la situation politique et sécuritaire du pays révèle la persistance des difficultés et contraintes qui ne permettent pas la tenue d’élections législatives régulières et transparentes», et le Conseil des ministres a adopté le projet de loi organique pour proroger «jusqu’au 2 mai 2020 le mandat des députés (...)- afin de réunir les conditions optimales à la bonne organisation des élections», a affirmé le gouvernement, sans plus de détails sur le sujet.

Au Mali, l’Assemblée nationale est la seule chambre du Parlement. Les députés «sont élus pour cinq ans au suffrage universel», stipule la Constitution-. Les dernières - Législatives se sont tenues en 2013.. Le parti du Président Ibrahim Boubacar Keïta –élu en 2013, puis réélu en 2018– et ses alliés ont obtenu 115 des 147 sièges. Ils conservent la majorité au Parlement en dépit des changements de camp de certains députés au fil des ans-En raison de cette supériorité numérique des députés soutenant le Président Ibrahim Boubacar Keïta, le projet de loi du gouvernement devrait être voté sans grande difficulté. Dans l’opposition et la société civile, on se prononce contre, en gardant l’espoir que la loi soit recalée à la Cour constitutionnelle.

Baba Dakono souligne qu’aucune disposition dans la Constitution actuelle «ne prévoit la prorogation du mandat des députés au-delà du délai qu’elle a fixé». Dans le même temps, observe-t-il, il serait «très difficile» d’organiser des Législatives sur l’étendue du territoire national dans la situation actuelle du pays, en proie à une crise sécuritaire complexe depuis 2012, avec des attaques terroristes et des violences de plus en plus meurtrières impliquant - groupes djihadistes, milices, groupuscules d’autodéfense ou bandes criminelles.

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La zone la plus éprouvée par la dégradation de la sécurité ces dernières années est le centre du Mali, particulièrement la région de Mopti. Depuis le début de l’année, plusieurs centaines de civils y ont péri dans des massacres dont les auteurs ne sont pas clairement identifiés.

D’après -Baba Dakono, dans le contexte actuel-, les  tensions politiques pourraient contribuer «à fragiliser davantage les pouvoirs publics» et «à exacerber la situation déjà très complexe et très délétère», mais il ne croit pas que cela menacerait la présidence Ibrahim Boubacar Keïta au point de le contraindre à quitter le pouvoir:

En privé, certains Maliens croient que le plus exposé en cas de besoin de fusible serait Boubou Cissé, le Premier ministre, nommé le 22 avril 2019. Il a succédé à Soumeylou Boubèye Maïga, qui a démissionné le 18 avril, peu avant que l’Assemblée nationale ne se prononce sur une motion de censure contre lui, déposée par des députés de l’opposition et de la majorité. Avant sa démission, des milliers de personnes avaient manifesté à l’appel de chefs religieux musulmans et d’associations dénonçant les violences meurtrières dans le centre du Mali et réclamant, pour certains, son départ.

Sollicités par Sputnik, des députés de la majorité se sont refusés à tout commentaire. Zoumana Ntji Doumbia, l’un d’eux, cité par la radio Studio Tamani le 10 juin, a assuré que cette prorogation était «nécessaire» et vise  à «éviter un vide constitutionnel» susceptible de conduire le Mali «tout droit au chaos».

Des élus de l’opposition ont de leur côté renvoyé Sputnik aux déclarations publiques de leurs dirigeants, dont ceux du Front pour la Sauvegarde de la Démocratie (FSD). Le FSD est une coalition de plusieurs partis présidée par Soumaïla Cissé, chef de l’opposition malienne battu au second tour de la Présidentielle, le 12 août 2018, par Ibrahim Boubacar Keïta. 

Au Mali, la demande de prolonger le mandat des députés accroît les tensions politiques

Avant l’adoption du projet de loi organique par le gouvernement, la Coalition des forces patriotiques (COFOP, opposition), avait déjà appelé à «empêcher une seconde prorogation du mandat des députés», dans un communiqué daté du 22 mai diffusé par la presse locale. La COFOP est menée par Aliou Boubacar Diallo, homme d’affaires et un des candidats battus à la Présidentielle de 2018..

«Le FSD rejette la prorogation du mandat des députés», a déclaré Soumaïla Cissé  au nom du Front, lors d’une conférence de presse à Bamako le 13 juin, citant plusieurs raisons, dont «la violation flagrante de notre Constitution».

Au Mali, la demande de prolonger le mandat des députés accroît les tensions politiques

Selon Soumaïla Cissé, l’opposition estime - que le gouvernement a avancé un «argument politique bancal» en évoquant «la persistance des difficultés et contraintes» empêchant l’organisation «d’élections législatives régulières et transparentes». Il a aussi soulevé une question, que beaucoup se posent également dans l’opinion malienne, sur la possibilité d’organiser une Présidentielle dans un tel contexte mais pas des Législatives, soupçonnant les autorités d’un agenda caché: «Dans ces conditions, quelle garantie a-t-on qu’une nouvelle prolongation du mandat des députés permettra de créer les conditions d’élections apaisées et transparentes?», s’est-il interrogé.

Au Mali, la demande de prolonger le mandat des députés accroît les tensions politiques

Pour Baba Dakono, les interrogations exprimées au sein de la société civile et de l’opposition sur cette requête de nouvelle prorogation sont compréhensibles, d’autant que la première prolongation n’a donné lieu à aucun bilan communiqué au public. Et «les questions subsistent auprès de l’opinion publique nationale malienne sur la capacité et la volonté du gouvernement malien à organiser ces élections législatives», a-t-il affirmé.

Selon lui, il existe des pistes qui permettraient de ne pas être «juridiquement en porte-à-faux avec les dispositions constitutionnelles actuelles», et d’éviter une prorogation. -

«Le Mali pourrait organiser «des élections là où c’est possible de le faire. Aujourd’hui, dire que l’on n’a pas pu renouveler l’Assemblée nationale du Mali dans le cadre d’élections, c’est comme une sorte de victoire pour ces terroristes qui sont parvenus à mettre à mal le système démocratique du pays. Des élections pas à la hauteur des attentes valent mieux que de consacrer cette victoire aux groupes armés terroristes», a-t-il plaidé.

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Ibrahima Sangho, - du POCIM, est du même avis.- «En 2018, il y a eu une élection présidentielle dans les mêmes conditions, alors que le pays n’était pas sécurisé à 100 %, parce que la volonté politique était là. Le terrorisme existe encore, mais ça ne doit pas empêcher la République de tourner», a-t-il dit.

Il considère que les autorités maliennes pourraient prendre des dispositions pour organiser ces scrutins en septembre ou octobre, en prenant en compte la fin prévue du mandat des députés le 30 juin et le délai de 60 jours- pour convoquer le collège électoral. «Pour nous, c’est la meilleure solution, au lieu de proroger sans avoir de planning lié à cette prolongation», a insisté Ibrahima Sangho.

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