«La France qui subit les inégalités est d’abord celle des flexibles au travail.»
Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités, alerte sur l’augmentation du nombre de travailleurs précaires dans l’Hexagone. Son organisme a récemment publié la troisième édition de son «Rapport sur les inégalités en France». Et les données avancées par ce document d’expertise indépendant font froid dans le dos.
Un million de personnes qui exercent un emploi ont un niveau de vie inférieur au seuil de pauvreté, défini par l’Observatoire des inégalités à 50% du revenu médian (855 euros par mois pour une personne seule). En prenant en compte le seuil fixé par l’INSEE, qui est à 60% du niveau de vie médian, soit 1.026 euros par mois, on atteint les deux millions de travailleurs pauvres en France.
«De nombreuses personnes qui ont un emploi précaire viennent nous voir et nous disent qu’elles n’arrivent plus à finir le mois, qu’elles n’ont plus d’argent pour faire les courses. Nous voyons notamment de plus en plus de femmes, de mamans seules qui ne parviennent plus à joindre les deux bouts», explique Nicole Rouvet, secrétaire nationale du Secours populaire qui officie dans le Puy-de-Dôme.
D’après le rapport, plus de huit millions de personnes sont recensées comme «en situation de mal-emploi», c’est-à-dire au chômage ou en «contrat précaire». Et parmi elles, beaucoup sont sous le seuil de pauvreté. Mais le nombre de travailleurs pauvres augmente-t-il?
«Si je m’en tiens aux statistiques de l’INSEE concernant le taux de travailleurs pauvres, les dernières données datant de 2016, il varie très peu depuis 2009. Nous avons assisté à une augmentation après la crise de 2008, puis à une stabilisation», explique Jérôme Vignon, président de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale.
Une analyse que confirme le rapport de l’Observatoire des inégalités: «La pauvreté des travailleurs évolue peu en France. Elle a légèrement diminué au début des années 2000, puis est remontée pour atteindre 1,1 million de personnes en 2011, au seuil à 50% du revenu médian. Après une nouvelle baisse au début des années 2010, elle semble stagner dans les années récentes. De la même façon, le taux de travailleurs pauvres a oscillé entre 4 et 4,6% entre 1998 et 2016.»
Précarité alimentaire et hygiénique
Un phénomène enraciné dans le terreau économique français et qui a de lourdes conséquences. Nicole Rouvet et le Secours populaire viennent en aide à «environ 4.500 familles» dans le seul département du Puy-de-Dôme. Parmi elles, beaucoup travaillent, mais ne parviennent pas à s’en sortir. «La nourriture est le point de départ. Ils viennent pour cela et ne demandent souvent rien d’autre. C’est nous qui proposons le reste. Nous avons notamment des vêtements ou nous pouvons les aider à partir en vacances. Ils en ont le droit, eux aussi», raconte Nicole Rouvet.
Elle s’inquiète également des problèmes de santé que peut engendrer cette pauvreté:
«La question de l’hygiène me préoccupe énormément. J’ai commencé à m’intéresser particulièrement à cette problématique quand une journaliste est venue nous voir dans le cadre d’une enquête sur la précarité menstruelle. Nous distribuons des serviettes hygiéniques, mais je pense qu’il faut que l’on fasse plus pour les produits d’hygiène corporelle et ménagère. Nous réfléchissons actuellement sur le comment et j’ai demandé à ce que l’on fasse une enquête auprès des familles que nous aidons afin de savoir combien elles dépensent pour ces produits. C’est une question de santé publique.»
Si le rapport de l’Observatoire des inégalités souligne que le taux de travailleurs pauvres évolue peu depuis une vingtaine d’années, il voit cependant «un phénomène nouveau et inquiétant» dans l’augmentation du taux de précarité des employés. D’après les chiffres de l’étude, il est passé à 13,6% en 2017 contre 12% dix ans plus tôt et augmente depuis trois ans.
Jérôme Vignon s'interroge sur le mode de calcul de l’Observatoire des inégalités:
«Le taux de précarité des travailleurs calculé par l’Observatoire des inégalités englobe les personnes en contrat déterminé qui sont clairement dans une situation précaire, mais également les intérimaires et les apprentis. Faut-il tous les considérer comme précaires? Cela mérite d’être discuté. Les apprentis ne sont pas, a priori, des personnes précaires. Concernant les intérimaires, une partie préférerait avoir un contrat à durée indéterminée, mais un certain nombre d’entre eux sont volontaires. Il faut faire attention à l’agrégation des chiffres.»
D’après l’organisme géré par Louis Maurin, la précarité des employés est alimentée par une augmentation des contrats à durée déterminée, d’intérim et d’apprentissage depuis 2014, après une décennie de stabilité.
De plus en plus de contrats très courts
Une publication de l’Observatoire des inégalités datant de 2016 expliquait que la hausse de la précarité s’était faite «en plusieurs temps»: «Le taux d’emploi précaire a augmenté principalement dans les années 1980 et 1990, passant de 4,8% des personnes en emploi en 1984 à 12% en 2000. Il est ensuite resté stable jusqu’au milieu des années 2010, mais a recommencé à s’élever dans les années récentes. La part des travailleurs concernée par l’emploi précaire est passée de 12,1% en 2014 à 13,6% en 2017. Sur les trente dernières années, les phases de diminution ne compensent pas, loin s’en faut, les phases de progression.»
Jérôme Vignon préfère une vision à plus long terme et avance d’autres chiffres:
«L’Observatoire des inégalités parle d’un “phénomène nouveau et inquiétant” pour parler de l’augmentation des travailleurs précaires depuis trois ans. Je ne suis pas d’accord. L’augmentation de la part des contrats à durée déterminée dans le total de l’emploi salarial date de 1982. A cette époque, elle était de 6%, de 10% en 2008 et de 12% en 2012.»
Pour l’Observatoire des inégalités, les raisons de cette précarité dans l’emploi «mélangent des facteurs conjoncturels et structurels»: «À long terme, les modifications de l’organisation du travail ont poussé à la flexibilité et développé les contrats courts. Ces derniers sont devenus la règle pour les jeunes et les moins qualifiés.» Jérôme Vignon est particulièrement concerné par l’explosion des contrats de très courte durée:
«Ce qui est inquiétant, récent et qui date de la crise de 2008 concerne la proportion de salariés embauchés pour des CDD pour de très courtes durées, par exemple un mois. Elle est en forte augmentation. Je suis d’accord, à ce niveau, avec l’Observatoire des inégalités. C’est préoccupant. Vous avez grosso modo 75% des salariés qui sont sur des emplois stables et 25% sur du moins stable. Dans ces 25%, la part de ceux qui sont constamment en instabilité et qui ne retrouvent pas d’emploi pérenne augmente. En d’autres mots, le fossé entre les personnes qui sont dans des situations d’emploi durable et celles qui ne le sont pas évolue à la hausse. Il y a de plus en plus d’individus, notamment des jeunes, surtout dans les secteurs des services, qui ne cessent au cours de l’année d’enchaîner des contrats courts.»
En juin 2018, dans les colonnes de l’Opinion, la journaliste Mireille Weinberg mettait des chiffres sur le phénomène:
«La durée moyenne des CDD a en effet été divisée par un peu plus de deux, passant de 112 jours en 2001 à 46 jours en 2017. La part des contrats de moins d’un mois a crû de 57% en 1998 à 83% en 2017 et même ceux d’une seule journée a explosé de 8% en 2001 à 30% en 2017!»
Les secteurs du déménagement, du médico-social, de la restauration, de l’industrie ou de la construction seraient particulièrement concernés. Pour Jérôme Vignon, il s’agit d’une particularité française:
«Dans d’autres pays européens, on constate que les individus qui démarrent avec un CDD ont plus de chance de progresser vers un CDI. En France, c’est une caractéristique profonde qui était déjà vraie avant la crise de 2008.»
Une fois ces constats posés, que faire? Les gouvernements successifs se sont attaqués au problème de la pauvreté, notamment des travailleurs, sans faire de différence majeure, comme le souligne Nicole Rouvet:
«C’est insuffisant. Pour moi, aujourd’hui, vous êtes pauvre avec un SMIC. Je souhaiterais que tous les gens qui n’ont pas au moins 1.500 euros par mois pour vivre descendent dans la rue pour montrer qu’ils existent. J’ai le sentiment que l’on ne veut plus voir la pauvreté dans ce pays. De grandes études sont réalisées, mais est-ce que l’on se rend compte de la réalité de la vie avec 900 euros ou moins par mois? C’est bien la preuve que notre pays va mal…»
«Cette France de l’insécurité sociale a un visage: celui des employés et des ouvriers peu ou non qualifiés, des “uberisés”, des indépendants (du bas de l’échelle). Pour une grande part, cette France a animé les manifestations des Gilets jaunes», explique pour sa part Louis Maurin, cité par l’AFP.
Un mois avant le début de la crise des Gilets jaunes, le gouvernement publiait un document sur la «Stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté», axée sur cinq engagements:
– L’égalité des chances dès les premiers pas pour rompre la reproduction de la pauvreté
– Garantir au quotidien les droits fondamentaux des enfants
– Un parcours de formation garanti pour tous les jeunes
– Vers des droits sociaux plus accessibles, plus équitables et plus incitatifs à l’activité
– Investir pour l’accompagnement de tous vers l’emploi.
D’après le site du gouvernement, cette «stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté a pour ambition de lutter contre les inégalités de destin et de permettre une égalité des chances réelle». 8,5 milliards d’euros seront mis sur la table pour ce plan basé sur la «prévention» et «l’accompagnement». «Un processus d’évaluation et de suivi va être mis en place à la rentrée 2019. Ce que je sais, c’est que la pauvreté des jeunes et la précarité des adultes en situation d’emploi sont deux phénomènes qui existent en France depuis longtemps. Il ne faut pas nécessairement s’attendre à des résultats rapides», analyse Jérôme Vignon.
«La stratégie du gouvernement vise notamment à mettre l’accent sur la contractualisation avec les conseils généraux, donc la décentralisation, en leur donnant plus de marge de manœuvre pour aider à la réinsertion vers l’emploi. Cela passe par davantage de ressource pour eux. Cette stratégie est intéressante. Le précédent plan 2012-2017, piloté par Jean-Marc Ayrault, avait fait l’objet de critiques, on l’avait accusé d’être trop centralisé. La question concerne également les moyens donnés aux départements les plus pauvres. Leur donner plus de marge de manœuvre est positif, mais ce sont souvent les départements les moins bien lotis financièrement qui ont à faire face aux charges de réinsertion vers l’emploi les plus importantes», ajoute-t-il.
Le 3 juin a été lancée une concertation autour du «revenu universel d’activité», mesure phare du plan pauvreté. Selon LCI, l’objectif du gouvernement est «à minima de fusionner le revenu de solidarité active (RSA), les aides au logement et probablement la prime d’activité dans un seul revenu». Cependant, la porte est laissée ouverte concernant l’ajout de l’allocation adulte handicapé (AAH) et de l’allocation de solidarité spécifique (ASS) dans ce revenu unique. Pour le moment, tout reste à définir et la loi ne devrait pas être votée avant 2020.
«Le “revenu universel d’activité” est supposé faciliter l’accès et assurer une meilleure régularité des ressources aux bénéficiaires des minimas. C’est un sujet extrêmement difficile. Les précédents gouvernements en ont fait l’expérience. Le tout est de ne pas faire trop de perdants. La question à se poser est la suivante: “Comment simplifier sans mettre au pot un peu plus d’argent en particulier sur le RSA?”», s’interroge Jérôme Vignon.
D’après le spécialiste des questions de pauvreté, il est nécessaire de mettre le paquet sur l’insertion des décrochés de l’emploi:
«La priorité est de revaloriser les dépenses d’accompagnement vers l’insertion. C’est là qu’à mon sens, se trouve la plus grande fragilité du système. Contrairement à ce qui est indiqué dans le terme revenu de solidarité active, l’aspect accompagnement vers l’activité a été totalement négligé. Les ressources correspondantes n’ont pas été valorisées et dépendent des capacités des départements. Il faut augmenter le nombre des travailleurs sociaux et de bénévoles dans les associations qui seront en mesure d’accompagner dans la durée les personnes les plus éloignées de l’emploi.»
Jérôme Vignon pense que la question du logement joue un rôle prépondérant dans l’équation: «Augmenter l’offre de logements à des prix abordables dans les zones tendues qui proposent des emplois, mais pas de logements accessibles financièrement est primordial.» Une analyse partagée par Nicole Rouvet, qui assure que le Secours populaire prend la question à bras-le-corps:
«Nous mettons en place des baux glissants. La loi nous permet de sous-louer des appartements. Nous prenons notamment en charge les frais d’entrée, comme la caution. Les travailleurs pauvres bénéficient d’aides comme l’allocation logement. Ils peuvent souvent payer le loyer, mais c’est au moment de prendre l’appartement que cela coince. C’est là que nous intervenons. En cas de crise ponctuelle, nous pouvons leur donner un coup de pouce pour payer le loyer.»
D’après elle, l’éradication de la pauvreté ne peut passer que par une hausse des revenus:
«Il faut cesser de mettre des rustines et des pansements concernant la question de la pauvreté. Je ne pense pas que l’augmentation des salaires et des retraites fassent mal au pays.»