«La diffusion de ce documentaire de la BBC ne fait que confirmer les allégations –peut-être pas avec autant de détails– qui avaient été faites par des hommes politiques, des leaders de la société civile ici même, au Sénégal, depuis 2016, sans que cela ait un grand écho auprès du public», a constaté Seydi Gassama, directeur d’Amnesty International-Sénégal, dans un entretien avec Sputnik.
Gassama fait référence à l’enquête intitulée «Sénégal: un scandale à 10 milliards de dollars», diffusée par la British Broadcasting Corporation (BBC) le 3 juin 2019, dans le cadre de son émission «Panorama». Le magazine, réalisé par l’unité d’investigation de la télévision dite «Africa Eye», traite des conditions de l’attribution de marchés pétroliers au Sénégal et met en cause Frank Timis, un homme d’affaires australo-roumain, Aliou Sall, un frère cadet de Macky Sall, le Président du Sénégal, mais aussi BP, la compagnie pétrolière britannique.
«Maintenant qu’on a un média étranger qui en parle, l’affaire a non seulement un écho auprès du grand public, mais elle soulève des inquiétudes auprès des autorités étatiques. En tout état de cause, c’est une affaire, qui, aujourd’hui, est sur la place publique internationale», a souligné le responsable d’Amnesty International-Sénégal.
Cette section sénégalaise d’Amnesty International est par ailleurs membre de la coalition Publiez Ce Que Vous Payez (PCQVP), en pointe dans la lutte pour la transparence des ressources pétrolières, gazières et minières.
Richard Kinkpé est le secrétaire général de LEGS Africa (Leadership, Éthique, Gouvernance et Stratégies pour l’Afrique), un think tank panafricain basé à Dakar et visant à «promouvoir une citoyenneté de transformation» sur le continent. Lui aussi a souligné à Sputnik que le magazine de la BBC «est venu confirmer les suspicions» exprimées auparavant sur ce dossier, qui avait «déjà fait l’objet de plusieurs dénonciations» demeurées sans résultat concret. Pour que les choses changent, LEGS Africa a lancé une pétition réclamant une saisine de la justice.
«La Constitution du Sénégal consacre que les ressources naturelles constituent une propriété du peuple sénégalais. Il est naturel, pour des faits aussi graves [que ceux évoqués dans le documentaire de la BBC, ndlr], que le peuple, en toute souveraineté, puisse se prononcer et donner sa position», d’où la pétition, a-t-il expliqué.
La pétition «Pour une saisine de la justice sénégalaise et britannique sur l’affaire Timis-BP-A. Sall» a été lancée le 3 juin. Au 7 juin vers 11 h 00 GMT, elle avait recueilli plus de 21.800 signatures.
Les découvertes de pétrole et de gaz au large du Sénégal ont été faites entre 2014 et 2017, sur la base de contrats de recherche approuvés à partir de 2004. Les productions pourraient commencer en 2021, selon les estimations officielles.
Fary Ndao, ingénieur géologue sénégalais, a consacré un livre didactique à ce secteur, «L’or noir du Sénégal– Comprendre l’industrie pétrolière et ses enjeux au Sénégal» (auto-édition, 2018). «Les revenus du pétrole et du gaz rapporteront vraisemblablement à l’État du Sénégal plusieurs centaines de milliards de francs CFA [plusieurs centaines de millions d’euros, ndlr] par an sur 20 à 30 ans», y écrit Ndao.
Après avoir acquis en 2016 des actions de Frank Timis, BP a racheté en 2017 le reste de ses parts dans les concessions «pour 250 millions de dollars» [aujourd’hui environ 222 millions d’euros, près de 146 milliards de FCFA, ndlr] et, selon le contrat de redevances liant les deux parties, la compagnie britannique doit verser «entre 9 et 12 milliards de dollars» [aujourd’hui entre 8 et 10,66 milliards d’euros/entre près de 5.245 milliards et près 7.000 milliards de francs CFA, ndlr] au groupe de Timis «au cours des 40 prochaines années», toujours selon la BBC.
Depuis la diffusion de cette enquête, c’est le branle-bas de combat dans plusieurs milieux au Sénégal. Elle a eu les effets d’une «déflagration», comme l’a dit sur son compte Twitter l’écrivain sénégalais Mohamed Mbougar Sarr («Terre ceinte», «Silence du chœur», «De purs hommes»).
Sur les fils de réseaux sociaux des Sénégalais, l’affaire est parmi les plus évoquées ces derniers jours, accompagnée sur Twitter par #SallGate ou #PetroGazGate, mots clés ayant fleuri à côté de #kebetu, l’habituel hashtag des twittos du pays.
Sans surprise, depuis le 3 juin, les réactions sur le sujet se sont également multipliées parmi les organisations de la société civile et de l’opposition, qui furent les premiers à dénoncer l’implication d’Aliou Sall dans la gestion des contrats liés à la découverte de pétrole et gaz au Sénégal. Des déclarations ont également été faites par Aliou Sall et BP Sénégal.
Signe de l’onde de choc de l’affaire, on a même enregistré des réactions du Président et du gouvernement le jour de la korité, surnom de l’Aïd el-Fitr, fête marquant la fin du mois de ramadan, célébrée officiellement le 5 juin au Sénégal, même si une partie des musulmans sénégalais avait préféré la fêter la veille, 4 juin. Des réactions suivies d’annonces concernant le secteur des hydrocarbures lors du Conseil des ministres du 6 juin.
À cette occasion, Macky Sall a réitéré au gouvernement «son attachement prioritaire à la préservation durable, ainsi qu’à l’exploitation optimale et transparente de nos ressources naturelles. À ce titre, il a indiqué l’urgence d’introduire dans le circuit législatif, le projet de loi portant répartition des revenus issus de l’exploitation des ressources pétrolières avec la prise en compte des générations futures», est-il indiqué dans le communiqué du Conseil des ministres reçu par Sputnik.
Selon le même texte, il a aussi «confirmé et rappelé sa décision d’élargir le Comité d’orientation stratégique du pétrole et du gaz (COS-PETROGAZ) aux représentants de la société civile et de l’opposition», sans plus de détails. Le COS-PETROGAZ, créé en 2016, regroupe des représentants de ministères et sociétés nationales, sous la direction du chef de l’État. La veille, le 5 juin, le Président s’était exprimé sur le dossier dans lequel son frère est cité.
«Suite à un documentaire qui a été publié récemment par un grand média international, la BBC, sur la gouvernance des ressources pétrolières [au Sénégal, ndlr], au-delà du caractère personnel des mis en causes ou, en tout cas, accusés, au-delà de cet aspect, qui est un aspect privé sur lequel je ne peux pas intervenir, je tiens à ce que la vérité soit rétablie», avait affirmé Macky Sall devant la presse, à sa sortie de la mosquée après la prière du matin, à Dakar.
Selon lui, le Sénégal a pris les dispositions nécessaires pour une bonne gestion de ses ressources pétrolières et gazières mais, en raison de son statut de futur producteur, il n’est pas à l’abri de «convoitises».
«Jamais un pays n’a autant pris de dispositions anticipatives pour éviter des écueils par rapport aux ressources qui vont être exploitées dans les prochaines années. [...] Je suis confiant aussi que le Sénégal étant désormais un pays pétrolier et gazier, il ne manquera pas de susciter des convoitises et aussi de provocations utilisant même des citoyens nationaux, mais ce sont des choses qui sont tout à fait prises en charge», a poursuivi le Président.
Le 5 juin encore, en fin de journée, Ndèye Tické Ndiaye Diop, la porte-parole du gouvernement, avait lu devant la presse un mémorandum fustigeant le travail de la BBC et l’accusant notamment de «grave atteinte à la réputation de l’État du Sénégal», estimant que son documentaire «est marqué par un parti-pris et une intention manifeste de nuire».
La porte-parole, également ministre de l’Économie numérique et des Télécommunications, s’exprimait au siège du ministère des Affaires étrangères. Elle n’a toutefois pas présenté de documents réfutant les informations de la BBC.
«On ne me reproche que d’être le frère du Président de la République, pas autre chose. [...] Les affirmations de la BBC sont totalement fausses et mes conseils donneront la suite adéquate à cette affaire», a déclaré Aliou Sall devant la presse. «S’il devait y avoir une commission d’enquête parlementaire, je suis prêt à (lui) répondre. Je suis même prêt à répondre à d’autres tribunaux au plan international», a-t-il assuré.
Aliou Sall est par ailleurs maire de la ville de Guédiawaye (banlieue dakaroise) et directeur général de la Caisse des Dépôts et Consignations (CDC, publique). Ses avocats ont annoncé deux plaintes en diffamation contre la BBC: une à Dakar et une à Londres.
BP Sénégal a, de son côté, réagi le 6 juin dans une déclaration, transmise à Sputnik par son service de communication. Elle «réfute vigoureusement cette représentation trompeuse et fallacieuse de (ses) activités au Sénégal» par la BBC.
Avant d’acheter les parts du groupe Frank Timis, «BP a effectué les vérifications appropriées [...], y compris l’aspect éthique et anticorruption. Nous en sommes sortis convaincus que rien ne s’opposait à l’acquisition de ces parts», a certifié la compagnie britannique. «Les allégations de la BBC concernant le montant des royalties» susceptibles d’être payées à Frank Timis «sont absurdes» et toutes les redevances potentielles «n’auront aucun impact sur les revenus de la République du Sénégal ou ceux de ses partenaires», a-t-elle poursuivi. En outre, même dans les conditions idéales du marché et de la technologie, ces sommes éventuelles «n’atteindraient même pas 1% de ce que la République du Sénégal pourrait recevoir», a-t-elle insisté.
Pour beaucoup de Sénégalais, ces dénégations et assurances des mis en cause et des autorités ne suffisent pas et la justice devrait se saisir de ce dossier. C’est la position défendue notamment par le mouvement citoyen sénégalais Y’En A Marre, dans une déclaration datée du 3 juin reçue par Sputnik.
«Il y a toujours eu soupçons et accusations de connivences criminelles entre les sociétés minières et [...] Aliou Sall. Et malgré plusieurs interpellations citoyennes, rien n’a été fait pour éclairer les contribuables sénégalais», a regretté Y’En A Marre. «Que Aliou Sall démissionne de ses responsabilités et charges publiques pour se mettre à la disposition de la justice au lieu de distribuer des menaces et des démentis», a-t-elle demandé, en invitant la justice à s’auto saisir.
Pour LEGS Africa également, il est essentiel de faire la lumière sur ce dossier. Si les faits rapportés dans le magazine de la BBC étaient avérés, cela reviendrait à priver le peuple sénégalais, «pour les deux prochaines générations, de ressources essentielles pour leur développement, sans compter la rupture totale de confiance vis-à-vis des institutions de la République qui ont été missionnées pour servir nos intérêts», a souligné Richard Kinkpé.
Son think tank espère pouvoir «donner une suite concrète» à la pétition, dont les signataires déposent également de nombreux commentaires et suggestions sur la page dédiée.
«Ce bouillonnement de la société civile, de la classe politique autour de la gestion des ressources pétrolières et gazières est salutaire, on doit l’encourager», s’est-il réjoui. «Et on doit faire en sorte que cette vigilance prévale pendant toute la durée durant laquelle ces ressources vont être exploitées. Sinon, on va tomber dans le syndrome du Gabon, du Congo ou d’autres pays où l’on exploite des gisements de pétrole depuis des décennies, mais où la population continue de vivre dans une pauvreté extrême», a averti le défenseur des droits de l’Homme.
Pour lui, «la malédiction du pétrole, c’est l’instabilité que produit la mauvaise gestion des ressources pétrolières. Et ce n’est pas la lutte pour la transparence qui créée cette instabilité», comme tendent à le faire accroire certains dirigeants.
À l’instar de beaucoup de ses compatriotes, Saliou Diène, un jeune chauffeur de taxi dakarois, a suivi les derniers développements grâce aux radios locales, qu’il écoute en permanence au volant de son véhicule jaune et noir hors d’âge. Il a raconté à Sputnik qu’il s’autorisait rarement des jours de congés, ce qui l’a poussé à travailler lors de la korité, car il lui faut rapporter chaque jour à la maison le budget pour les dépenses quotidiennes, après avoir payé le gasoil, les éventuelles réparations de son taxi, son «versement» de 10.000 francs CFA (15 euros) au propriétaire de la voiture et les sommes glissées à quelques policiers indélicats dans la circulation en cas de besoin. Il s’est dit moins surpris par les allégations de corruption que les montants évoqués à longueur d’émissions.
«On dirait de l’argent qui ne finirait jamais!», s’est exclamé Diène, se montrant toutefois sceptique quant aux résultats de la lutte contre la corruption dans son pays, surtout quand elle vise des dirigeants politiques. «Ceux qui étaient là avant ont mangé [détourné l’argent public, ndlr], ceux qui sont là mangent et ceux qui vont venir après eux vont aussi manger. Les petites gens comme moi n’y pourront rien», s’est-il désolé.