«Ce qui est choquant c'est le transfert d'une richesse qui appartient à tous les Français vers le privé. Nous parlons d'une rente. Un barrage n'a pas de concurrent.»
Charles-Henri Gallois goûte peu le dernier coup de pression de Bruxelles. Celui qui est cadre dans un grand groupe et responsable des questions économiques au sein de l'UPR (Union Populaire Républicaine), parti anti Union européenne, fait partie des opposants à la privatisation des barrages hydroélectriques français, ou tout du moins de leurs concessions. Le 7 mars, la Commission européenne a lancé une procédure d'infraction contre Paris et sept autres pays européens afin «que les marchés publics dans le secteur de l'énergie hydroélectrique soient attribués et renouvelés dans le respect du droit de l'UE».
Les barrages hydroélectriques français sont propriétés de l'État. Des concessions ont été attribuées après la guerre, pour une durée de 75 ans dans la plupart des cas. 150 de ces concessions seront arrivées à terme d'ici 2023. Et la Commission verrait d'un très bon œil que des concurrents d'EDF puissent se tailler une part du gâteau.
Le gouvernement Philippe ouvre (bien) la porte
Le dernier avertissement de l'UE n'est qu'un épisode de plus de la bataille démarrée il y a quinze ans entre Paris et Bruxelles.
«Je dirais que le gouvernement cède cette fois-ci avec enthousiasme. Cela fait des années que Bruxelles réclame ces privatisations au nom de la concurrence libre et non faussée. Les précédents gouvernements avaient renoncé face aux risques de manifestations ou de campagnes médiatiques négatives», explique Philippe Béchade, président des Éconoclastes, également opposé aux privatisations.
Là où les différents gouvernements qui se sont succédé, de gauche comme de droite, avaient temporisé, l'exécutif du moment semble vouloir donner à la Commission ce qu'elle veut.
«L'État avait jusqu'ici joué la montre. Cette évolution est tout à fait dans la ligne poursuivie par le gouvernement actuel. Elle consiste à piloter au plus près des recommandations européennes», lance Philippe Béchade.
Le 7 février 2018, Matignon confirmait aux organisations syndicales concernées qu'il travaillait avec Bruxelles afin de définir les modalités des futurs appels d'offres. «Un pur scandale», tempêtait à l'époque Alexandre Grillat, secrétaire de la CFE-CGC Énergies, cité par Le Monde.
«La France avait été mise en demeure en 2015 par Margrethe Vestager, commissaire européenne à la Concurrence. Paris ne fait qu'appliquer les traités. En vertu de l'article 106 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ou TFUE, la France doit mettre ses services publics sous les règles de la concurrence voulues par Bruxelles. Cela veut dire les libéraliser», souligne Charles-Henri Gallois.
Un peu d'histoire. En 2005, EDF est dans le viseur de la Commission. Le fait que l'entreprise contrôle environ 80% des aménagements hydroélectriques français constitue «une rupture de l'égalité de traitement entre différents opérateurs économiques». Bruxelles lance donc, déjà, une procédure d'infraction. EDF est en effet dans un fauteuil. Grâce à une mesure dérogatoire à la loi Sapin de 1993, le concessionnaire sortant bénéficie d'une position préférentielle.
Mais en 2006, Bruxelles obtient une victoire d'importance. La loi sur l'eau et les milieux aquatiques pulvérise le «droit de préférence» dont jouissait EDF et oblige dorénavant à ce que le renouvellement d'une concession pour un barrage fasse l'objet d'un appel d'offres. La loi sur l'eau et les milieux aquatiques ou LEMA avait pour but de transposer en droit français la directive-cadre européenne sur l'eau d'octobre 2000.
«Cette pression de la Commission n'est pas la seule explication à l'ouverture à la concurrence. En effet, "le processus de mise en concurrence à l'occasion du renouvellement des concessions hydroélectriques en France a été rendu obligatoire par la perte du statut d'établissement public d'EDF en 2004", explique la députée PS Marie-Noëlle Battistel» écrit CheckNews de Libération.
De fait, si l'article 41 de la loi Sapin prévoyait une dérogation à la mise en concurrence lorsqu'une concession était attribuée à un établissement public, en 2004, EDF a changé de statut: d'un établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC), la compagnie est passée à une société anonyme, contrôlée à au moins 70% par l'État. C'est là que le serpent se mord la queue, puisque «c'est [notre] appartenance à l'Union européenne qui a conduit au changement de statut d'EDF», souligne Charles-Henri Gallois. À l'appui de ses dires, un document conservé sur le site de l'INA précise que «l'ouverture à la concurrence du marché européen de l'électricité pour les professionnels, le 1er juillet 2004, impose [cette] mutation juridique».
Toujours selon CheckNews, «la Commission ne demande pas de "privatiser" les barrages au sens littéral». D'après le média, «les réglementations européennes ne "préjugent en rien le régime de la propriété dans les États membres"» se référant à l'article 345 du TFUE.
Pour les observateurs interrogés par Sputnik France, la différence induite ne pèse pas lourd.
«Les murs en tant que tels appartiennent à l'État. C'est la concession, donc l'activité qui permet de dégager du profit sur la partie opérationnelle qui doit être mise en concurrence. D'ailleurs, dans ce type de cas, se pose souvent la question de qui paie quand il y a des travaux ou lors de la mise à jour de l'actif à la fin de la concession», explique Charles-Henri Gallois.
Philippe Béchade ne croit pas non plus à l'importance du statut juridique des barrages:
«Je me mets simplement du point de vue de l'investisseur qui voudrait mettre la main sur un barrage. Ce n'est pas tellement le fait qu'il soit en pleine propriété ou qu'il obtienne une concession sur plusieurs décennies qui compte. La seule question importante est la suivante: est-ce que ce sera rentable? Cela passe avant le cadre juridique.»
Nous touchons ici au cœur des craintes des opposants aux privatisations. Selon EDF, en France, l'hydroélectricité est la 3e source de production d'électricité et la 1re source en termes d'énergies renouvelables. En plus de leur aspect stratégique concernant l'indépendance énergétique du pays, des craintes sont soulevées quant à une possible augmentation des prix de l'électricité si les barrages venaient à passer au privé.
«On peut imaginer qu'EDF, en tant qu'entreprise qui est détenue à 70% par l'État, exploitait ces barrages dans l'intérêt général. Or un investisseur pourrait très bien ne pas produire si la demande est faible et attendre un pic de demande afin d'ouvrir les vannes», note Philippe Béchade.
Une chronique de France Culture récemment diffusée sur le sujet reprend les craintes du média en ligne Le vent se lève, qui s'interroge: «Un opérateur privé pourrait facilement maintenir les vannes du barrage fermées et attendre qu'un pic de consommation fasse frôler la pénurie d'électricité pour faire monter les prix. Sur le plan juridique, rien ne les en empêcherait.»
«Je rappelle simplement la privatisation du marché de l'eau. Plusieurs municipalités en ont fait les frais avec des tarifs qui ont explosé. Même chose pour les autoroutes. Ce sont des monopoles de fait. Comme pour le rail, vous en avez un seul, même chose pour les barrages. Le but d'une entreprise privée est de faire du profit, ce qui n'est pas le cas d'un service public qui est là pour apporter au même prix, censé être le plus faible possible, le même service à tous les citoyens», analyse Charles-Henri Gallois.
Philippe Béchade rappelle quant à lui un précédent à l'étranger:
«Si on est pessimiste, on peut se dire que l'on a affaire à des gens qui organiseront des pénuries. C'est impossible à prévoir, mais l'on sait que, par le passé, cela a existé. Je rappellerais l'exemple d'Enron aux États-Unis. Cette entreprise a déplacé le courant à travers le pays pour générer des pénuries, notamment en Californie qui était le principal demandeur. Ces gens savent très bien faire monter les tarifs.»
Au début des années 2000, le scandale Enron avait soulevé de nombreuses questions concernant l'ouverture du marché de l'électricité outre-Atlantique. «Le scandale Enron a jeté un doute sur l'ensemble de la profession. Début mai, la FERC (Federal Energy Regulatory Commission) rendait publics des documents internes du courtier en énergie décrivant comment il avait profité de la crise en Californie, aggravant la pénurie dans certains cas, saturant artificiellement le réseau dans d'autres», notait un article des Echos publié en 2002.
Une poule aux œufs d'or?
Une privatisation des barrages poserait également des questions concernant la transition énergétique, comme le soulève Charles-Henri Gallois: «12,5% de la production d'électricité vient des barrages hydroélectriques. Ils sont notamment très utiles au moment des pics de consommation. Ils représentent par ailleurs 70% de la production d'électricité d'origine renouvelable. C'est très efficace à ce niveau, au contraire des éoliennes par exemple.»
Sans surprise, le membre de l'UPR s'en prend à l'Europe:
«Cette affaire confirme l'obligation de faire le Frexit afin de préserver les services publics. Cela met en avant l'arnaque de tous ceux qui défendent une autre Europe. C'est toujours la même comédie. La France serait trop petite, l'échelle européenne serait la bonne pour les enjeux de demain. Or on voit très bien que dans ce cas, la transition énergétique est mise en danger par l'UE. La Suisse, petit pays indépendant de huit millions d'habitants, est une référence mondiale en matière de transition énergétique.»
Le dernier argument mis en avant par les opposants à un transfert au privé est à chercher du côté de la rentabilité pour l'État, à l'instar d'Aéroports de Paris, dont la privatisation a été votée le 16 mars à 6 h du matin par 27 députés sur 45 votants. Bertrand Rouzies, auteur d'un blog sur Mediapart, note que les barrages hydroélectriques «avec leur excédent brut de 2,5 milliards d'euros par an, dont la moitié revient aux collectivités locales, leur masse salariale faible (21.000 salariés) et leurs installations amorties depuis des lustres, sont une proie de choix».
«C'est un véritable scandale. La gestion des barrages est très rentable. Ce sont des installations déjà largement amorties et qui ont été financées par les Français. Si l'on considère les rénovations pour entretien ou autre, cela revient à une perte de rente d'environ 1 milliard d'euros par an pour l'État, qui risque fort d'aller directement au privé. C'est assez dingue», s'alarme Charles-Henri Gallois.
Philippe Béchade abonde:
«ADP et Française des jeux étaient aussi rentables pour l'État et c'est la même problématique. Je rappelle que dans ses Grandes orientations de politique économique (GOPE), Bruxelles appelle chaque année à réduire le périmètre de l'État.»
Concernant les barrages français, plusieurs entreprises se sont d'ores et déjà fait connaître afin de rafler la mise, comme l'allemand E.ON, les suédois Vattenfall et Fortum, le norvégien Statkraft, le suisse Alpiq ou l'italien Enel.
Cette affaire intervient après les privatisations d'ADP et de la Française des jeux, deux gros morceaux. L'État s'apprêterait-il à céder encore plus de ses bijoux de famille? Philippe Béchade ironise:
«Il ne reste pas grand-chose à privatiser. Blague à part, Aéroports de Paris était une pépite. Surtout quand on sait que les Jeux Olympiques arrivent dans cinq ans. L'affluence et la rentabilité seront record.»
Les privatisations ont cependant leurs défenseurs. Et ils ne sont pas tous à chercher du côté de l'exécutif. Maître Hervé Guyader, président du Comité français pour le droit du commerce international (CFDCI), s'est récemment fendu d'un article intitulé «Vive la privatisation d'ADP!» et publié par nos confrères desÉchos.
«L'obésité presque morbide de l'Etat pourrait se concevoir s'il était démontré que l'adiposité s'inscrivait dans un sens stratégique, mais reste intolérable quand il est simplement question d'une gestion stagnante. Pour cette seule raison, la privatisation est indispensable», assure-t-il.
Un avis loin d'être partagé par Charles-Henri Gallois, qui envisage la répétition de tels scénarios tant que la France restera au sein de l'Union européenne:
«On aura des mises en concurrence qui ne sont qu'une étape vers les privatisations. Je prends l'exemple de la SNCF. Le privé va aller sur les lignes les plus rentables et laisser les autres et la gestion du réseau à la SNCF. Derrière on nous expliquera qu'elle n'est plus rentable et en déficit et l'on va privatiser l'ensemble. Le schéma est toujours le même. Très clairement, on peut imaginer que les privatisations d'ampleur vont se multiplier.»