«Cela fait des années que ça ne va pas. Je rappelle que nous avons plus de 1.300 ans d'heures supplémentaires accumulées. 13 siècles! Ces derniers mois ont été encore plus éprouvants pour nos collègues, qui sont mobilisés tous les week-ends. Nous arrivons au bout de l'épuisement. Et maintenant, on vient nous greffer des manifestations qui concernent la politique étrangère. Ça commence à faire beaucoup…»
Alexandre Langlois, secrétaire général du syndicat de police Vigi, tire la sonnette d'alarme. L'Acte 16 des Gilets jaunes s'est déroulé le 2 mars dans un calme relatif à travers le pays. Reste que 70.000 membres des forces de l'ordre étaient mobilisées pour le point d'orgue de cette 16e semaine en fluo.
Le lendemain, des milliers de membres de la communauté algérienne ont défilé dans plusieurs villes de France contre la cinquième candidature du Président algérien Abdelaziz Bouteflika. Ils étaient environ 6.000 à Paris, selon la préfecture de police, 10.000 selon l'un des organisateurs.
L'élection aura lieu le 18 avril en Algérie. Et la perspective de voir de tels rassemblements se multiplier inquiète les forces de l'ordre, qui doivent se mobiliser pour les encadrer.
«Tous les jours ou presque, de nouvelles missions se rajoutent aux tâches traditionnelles. J'insiste sur le fait que le mouvement des Gilets jaunes est inédit dans l'histoire de la Ve République de par son intensité et sa durée. Nous allons vers une 17e semaine de mobilisation sur une large partie du territoire national. L'ensemble des grandes villes et une grande partie des villes moyennes sont concernées. Dorénavant, la communauté algérienne défile également avec des rassemblements qui tendent à monter en puissance et que l'on doit encadrer et sécuriser. Sans parler de la criminalité de droit commun qui sévit dans les zones de non-droit et les quartiers et qui produit des situations dramatiques, comme celle que l'on voit à Grenoble», détaille Michel Thooris, secrétaire général de France Police-Policiers en colère.
Les frondes sociales et politiques ne sont pas les seules à occuper actuellement les policiers. La ville de Grenoble a été le théâtre de plusieurs nuits d'impressionnantes violences urbaines. Elles ont fait suite à la mort de deux jeunes du quartier Mistral dans la soirée du 2 mars. Ces derniers circulaient sans casque sur un scooter de grosse cylindrée, volé et sans plaques. Ils ont tenté d'échapper à un véhicule de la brigade anticriminalité (BAC) avant de percuter un autocar. Le parquet évoque pour le moment, comme la police, la thèse de l'accident. Durant les émeutes, en plus de violents affrontements entre jeunes et policiers, une caserne de CRS a été prise pour cible.
Dans la nuit du 4 au 5 mars, 65 véhicules ont été incendiés selon une source policière citée par l'AFP. Au soir du 6 mars, une marche blanche était organisée en hommage aux deux jeunes hommes décédés. Bref moment d'accalmie qui a été suivi de nouveaux affrontements avec les forces de l'ordre avec son lot de voitures incendiées.
«On ne peut abandonner la place et le terrain», martèle Michel Thooris, qui craint pourtant que les forces de l'ordre n'atteignent bientôt le point de rupture.
Le 1er mars, Christophe Castaner, ministre de l'Intérieur, s'exprimait au micro de BFMTV alors qu'il était au volant d'un véhicule. Il a notamment déclaré que «si certains pensent qu'ils auront les forces de l'ordre de l'ordre à l'usure, ils se trompent».
Une prise de parole qui a eu le don d'agacer Michel Thooris:
«C'est inquiétant. Cela nous laisse penser que notre ministre de l'Intérieur n'a pas pris la mesure de l'état de fatigue de nos collègues. Les policiers sont clairement lessivés.»
Même son de cloche du côté d'Alexandre Langlois, qui tient à signaler «que le fait que monsieur Castaner conduise alors qu'il répond à une interview n'est pas très cohérent avec son discours sur la sécurité routière».
«Je pense que oui, on nous aura à l'épuisement. Nous ne pouvons pas travailler 20 jours d'affilée sans jour de repos, en faisant des vacations de 20 heures. C'est humainement impossible à tenir comme rythme. On va craquer biologiquement. Effectivement, on peut faire des heures supplémentaires que l'on ne nous paie pas. Effectivement, ils peuvent nous envoyer tous les week-ends, ce n'est pas leur vie de famille qui est impactée. Le corps ne suivra bientôt plus et tous nos collèges devront sans doute se mettre en arrêt maladie afin de préserver leur santé. Je vois déjà le gouvernement parler d'arrêt de travail concerté. Non. Il faudra simplement se demander comment les policiers ont tenu jusque-là, dans des conditions de travail indignes», s'alarme Alexandre Langlois.
Les conséquences de cet épuisement risquent de se faire de plus en plus sentir. Les centaines de blessés, dont certains graves, s'accumulent chez les Gilets jaunes et chez les forces de l'ordre.
Alors qu'elle s'exprimait le 6 mars à Genève, la Haut-commissaire aux droits de l'Homme des Nations unies et ancienne Présidente du Chili, Michelle Bachelet, a pointé du doigt les conditions du maintien de l'ordre lors des manifestations des Gilets jaunes.
Une mise en cause qui intervient après celles de l'Union européenne et de la Cour européenne des Droits de l'Homme. «Nous encourageons le gouvernement [français] à poursuivre le dialogue et demandons urgemment une enquête approfondie sur tous les cas rapportés d'usage excessif de la force», a-t-elle déclaré.
«Il faut rappeler le contexte des manifestations des Gilets jaunes. La première partie se déroule relativement bien en général et c'est en fin de journée que des casseurs commettent des violences. Quand vous avez des forces de l'ordre au bout du rouleau qui doivent être les plus performantes après avoir encadré toute la journée une mobilisation, des accidents peuvent arriver. C'est à ce moment que l'on peut avoir des tirs de lanceurs de balle de défense qui ne sont pas précis et peuvent blesser des manifestants ou des collègues qui font preuve d'un usage disproportionné de la force», lance Michel Thooris.
Alexandre Langlois abonde: «Nous sommes moins professionnels quand nous sommes épuisés. Je mets au défi quiconque d'être aussi efficace dans son travail après avoir travaillé 20 jours de suite avec une dernière vacation de 20 heures.» Il doute sérieusement des effets de l'annonce de Michelle Bachelet:
«On a demandé à la France d'enquêter sur la France. C'est donc l'IGPN qui serait en charge. Je rappelle que cet organisme n'a pas d'existence légale, sachant que la police n'a pas le droit d'enquêter sur elle-même, selon le code d'éthique de police européen ratifié par Paris en 2001 et applicable en 2014. Au final, on ne va rien faire du tout. Une police politique fera le nettoyage derrière pour laver plus blanc que blanc.»
Michel Thooris met également en cause le ministère de l'Intérieur et ses consignes données aux forces de l'ordre. Il s'interroge sur un possible usage excessif de la force et dresse une comparaison avec la situation en Algérie où des dizaines de milliers de personnes manifestent depuis plusieurs jours contre le Président Bouteflika.
«Nos homologues en Algérie font face à des manifestations de masse comme nous pouvons le faire avec les Gilets jaunes et, pour le moment, nous n'assistons pas au même nombre de blessés. Cela pose la question suivante: est-ce que les orientations données par le ministère de l'Intérieur concernant l'usage de la force et relayées par les préfets ont été les bonnes? Il faudra des enquêtes indépendantes diligentées par la Justice ou d'autres institutions comme l'Onu ou l'Union européenne afin d'y répondre. Nous, fonctionnaires de police, avons appliqué les ordres», souligne-t-il.
Une analyse que semble partager Alexandre Langlois:
«Nos collègues sur le terrain sont pointés du doigt. Mais c'est la hiérarchie, le gouvernement et nos directeurs qui nous mettent dans cette situation. On nous dit "on n'a pas le choix, vous devez y aller". Mais quand il y a un problème, nos collègues se retrouvent seuls à la barre.»
Michel Thooris a été convoqué pour une audition qui aura lieu le 21 mars à l'Assemblée nationale. Il répondra aux questions de la Commission d'enquête parlementaire sur la situation, les missions et les moyens des forces de sécurité, qu'il s'agisse de la police nationale, de la gendarmerie ou de la police municipale. Une occasion en or pour s'adresser «à ceux qui font la loi»:
«J'aurai, a priori, une quinzaine de minutes de monologue pendant lesquelles je pourrai dresser un tableau, je l'espère le plus complet possible. Cela sera une occasion importante pour nous de dire à ceux qui font les lois toute la détresse dans laquelle se trouvent les policiers ainsi que celle, cataclysmique, de l'état sécuritaire de la nation française.»
Le 7 mars, un policier âgé d'une quarantaine d'années s'est suicidé à Saint-Saëns, dans le Pays de Bray, après avoir jeté de l'acide sur sa compagne rapporte Paris Normandie. Le 5 mars, c'était le corps de l'officier de police nationale Mickaël Q. qui a été retrouvé dans un bois. Ce dernier s'est suicidé avec son arme de service, selon une source proche de l'enquête citée par Actu17. Ce drame est intervenu alors que deux autres fonctionnaires de police se sont donné la mort en l'espace de 48 heures. Le 4 mars, un agent de police âgé de 45 ans s'est tué au sein du commissariat de Limoges (Haute-Vienne). Le lendemain, c'était au tour d'un autre fonctionnaire affecté au commissariat de Dunkerque de s'ôter la vie.
Alexandre Langlois ne sera pas à l'Assemblée avec Michel Thooris, mais il se joindra à la manifestation du 12 mars. Visant notamment à alerter sur les nombreux suicides qui frappent la police française, le rassemblement a été organisé à l'initiative des associations Femmes des Forces de l'Ordre en Colère (FFOC), Union des Policiers Nationaux Indépendants (UPNI) et Mobilisation des Policiers en Colère (MPC).
«Il s'agit de lutter contre le suicide dans la police qui, en pourcentage, est la profession la plus touchée. Mais aussi de le faire de façon plus générale, car ces drames causent plus de décès en France que les accidents de la route», explique le patron de Vigi, enjoignant d'autres syndicats à rejoindre la mobilisation.
L'état de surmenage actuel des forces de l'ordre préoccupe d'autant plus Michel Thooris qu'il pense que la fronde sociale n'est pas près de s'arrêter. D'après lui, les propositions qui sortiront du Grand débat national ne seront pas de nature à calmer la colère:
«À mon avis, on se dirige tout droit vers cela. L'intensité des manifestations ne baissera pas et on risque même d'assister à une aggravation de la situation. Les retours que nous avons du terrain nous indiquent que le Grand débat organisé par l'exécutif ne calmera pas les Gilets jaunes. De plus, l'arrivée des beaux jours pourrait gonfler les cortèges.»
Le 6 mars, LCI relatait qu'Édouard Philippe lui-même n'était pas serein. «Cette opération a bien pris. Le risque déceptif est important quant à la sortie», a déclaré le Premier ministre lors d'une réunion hebdomadaire de la majorité. Avant d'ajouter: «Il faut préparer nos concitoyens à ce que les propositions à la sortie du Grand débat national ne seront pas les réponses à toutes les remontées du Grand débat.» Matignon a démenti les propos de LCI. Reste que sur la même chaîne et toujours le 6 mars, la secrétaire d'État auprès du ministre de la Transition écologique, Brune Poirson, prévenait de son côté que les Français ne devaient pas s'attendre à des miracles:
«Parfois, certaines propositions sont très contradictoires. Il va falloir trouver, atterrir sur un consensus. Donc il y aura forcément certaines personnes qui n'y trouveront pas leur compte. De toute façon, on n'a pas de baguette magique.»
Pour ces raisons, Michel Thooris demande le report de la Coupe du monde de football féminin dont le coup d'envoi doit être donné le 7 juin au parc des Princes:
«Gouverner c'est prévoir et l'on ne pourra reporter la compétition à 48 heures du coup d'envoi. Il faut donc l'annoncer dès maintenant. Le gouvernement doit reconnaître que les conditions de sécurité nécessaire à l'accueil de cet événement international ne sont absolument pas réunies dans le contexte actuel.»
Alexandre Langlois pense quant à lui qu'il est prématuré de faire une telle annonce et milite pour une résurrection des Renseignements généraux (RG), dont l'existence a pris fin sous la mandature de Nicolas Sarkozy.
«S'il semble effectivement que le mouvement des Gilets jaunes est parti pour durer, s'il n'y a pas de réponse politique, il me paraît prématuré d'annuler un événement sur une hypothèse. Pourquoi priver les gens d'un événement sportif de grande ampleur sur une incertitude? De plus, nous sommes capables d'assurer la sécurité. C'est une question de moyens et de stratégie. Il faut déployer les fonctionnaires aux bons endroits. Nous militons pour le retour de services de renseignements généraux indépendants de la sécurité publique. Cela permettrait de déployer moins et mieux les fonctionnaires.»