«Industrie européenne»: une initiative franco-allemande... à fort accent berlinois

L'Allemagne, après avoir longtemps bloqué toute révision du droit à la concurrence, pointe du doigt Bruxelles, qui n'a fait que respecter les règles votées par les États membres. La France, qui a offert l'un de ses fleurons en gage de bonne volonté à l'Allemagne, soutient cette dernière. S'achemine-t-on vers des champions européens... ou allemands?
Sputnik

«S'il s'agissait d'une prise de conscience, finalement ça serait assez tard et cela voudrait dire qu'on ne faisait rien avant et donc c'est absolument impensable», estime Marc German, président et fondateur du Fonds pour l'Analyse Stratégique et Tactique.

Depuis le rejet par la Commission européenne du projet de fusion entre Siemens et Alstom, le 6 février dernier, Peter Altmaier- ministre allemand de l'Économie- s'est transformé en véritable VRP de l'assouplissement du droit européen en matière de concurrence. Le ministre allemand avait évoqué, au moment où Bruxelles apposait son veto, de «la préparation d'une initiative germano-française» en la matière, sans en préciser les contours.

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Dès le lendemain, il publiait avec son homologue français une tribune dans les colonnes duMonde. Bruno le Maire, avec lequel ce «très proche» d'Angela Merkel signait à Berlin, le 19 février, un mémorandum visant à refondre les règles de l'UE afin de permettre la création de «nouveaux champions» industriels européens et annonçait d'importants investissements dans un projet de coopération dans le domaine des batteries.

Dans leur tribune conjointe, les deux ministres fustigent l'absence de politique industrielle ambitieuse de la Commission, plus exactement «de ne pas défendre une politique industrielle à la hauteur de la puissance technologique de l'Union européenne». Un angle d'attaque audacieux au regard de la politique industrielle menée par la France au cours de la dernière décennie…

«Il ne faut pas oublier qu'on a été les fossoyeurs de nos propres leaders mondiaux!» assène Marc German.

Si notre intervenant évoque le cas d'Areva, numéro 1 mondial du nucléaire qui, empêtré dans l'affaire UraMin et miné par des jeux de pouvoir remontant jusqu'au plus haut sommet de l'État, disparaît finalement des écrans radars début 2018, on peut également rappeler les cas d'Alcatel-Lucent, ex-numéro 1 mondial des télécoms et des câbles sous-marins, Lafarge ex-numéro 1 du ciment et bien sûr Alstom, concepteur du TGV qui fut durant longtemps une vitrine de l'industrie française.
Une excellence française incarnée également par Technip, partenaire de route de Total, passé sous contrôle américain. À chaque fois, ces changements de couleurs, coûteux à terme pour l'État et donc le contribuable, ont été validés par les plus hautes autorités françaises.

Pour Marc German, quelles que soient les règles de Bruxelles, «chantre du libéralisme», la responsabilité des leaders politiques français est écrasante. Il faut dire que si sur le fond, l'«initiative» des ministres français et allemand est également louable, la forme l'est moins. C'est en effet oublier que la Commission européenne n'a fait que mettre en application les règles qui ont été décidées à l'unanimité des États membres.

«On ne voit pas comment les États et notamment un ministre, quel qu'il soit, puisse avoir une influence sur la volonté impérieuse de la Commission européenne,»

tempère le spécialiste en intelligence compétitive et diplomatie d'entreprise. Pour lui,

«l'Europe politique n'existe pas et tout est fait par la Commission européenne pour désintégrer, justement, les volontés "souverainistes" en matière économique […] On s'aperçoit qu'aujourd'hui, une politique industrielle purement française ne peut plus être mise en œuvre. Arnaud Montebourg, qui en avait fait son cheval de bataille, en a fait les frais très rapidement. D'ailleurs, il a été empêché dans son action par quelqu'un qui aujourd'hui dirige l'État, donc c'est tout un symbole.»

En 2012, cette même Commission —aujourd'hui pointée du doigt par Paris et Berlin- avait mis au vote une proposition de règlement portée par Nicolas Sarkozy afin d'adopter un «Buy European Act». Inspiré de son équivalent américain, il visait à pousser les administrations européennes à favoriser les achats de produits européens et surtout de permettre des mesures de rétorsion si des pays tiers n'ouvraient pas leur marché aux produits de l'Union en réciprocité d'achats réalisés par des pays européens.

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En somme, la crainte de la concurrence des trains chinois mise en avant par la France et l'Allemagne pour justifier la création de «Siemens-Alstom»- épouvantail auquel ne croit pas Margrethe Vestager, la commissaire européenne à la Concurrence- n'aurait pas eu lieu d'être puisque ces trains «made in China» n'auraient pu entrer sur le marché européen, la Chine n'acceptant pas d'ouvrir ses portes aux produits européens.

Comme le rappellent nos confrères du Point, cette même Allemagne d'Angela Merkel, qui aujourd'hui se fait le porte-étendard d'un assouplissement des règles européennes en matière de concurrence, avait alors jugé cette initiative française «trop protectionniste» contribuant- avec le Royaume-Uni- à la rejeter. Relancé par Emmanuel Macron, le projet n'a en 2017 même pas passé le verrou de la Commission.

«En l'absence de volonté politique ou quand cette volonté nuit directement aux intérêts français, hé bien que peuvent faire des ministres bienveillants ou que peuvent faire les dirigeants d'entreprises eux-mêmes? Parce que si vous n'avez pas le soutien de votre actionnaire principal —qui plus est dans un secteur stratégique où la volonté politique a une incidence- hé bien les jeux sont faits!»

Ainsi, pour notre intervenant il s'agit plutôt d'une «déclaration de circonstance» du ministre allemand, suite au refus de Bruxelles de laisser les activités ferroviaires du français Alstom se faire absorber par Siemens Mobility. Car, rappelons-le, malgré l'enthousiasme des médias nationaux quant à voir aboutir ce «mariage entre égaux» promu par l'exécutif français, c'est bien ni plus ni moins qu'un transfert à l'Allemagne d'un fleuron industriel tricolore dont il s'agissait.

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Une fusion qui sonnait comme la touche finale d'un démantèlement, entériné sous François Hollande avec Emmanuel Macron en secrétaire général adjoint à l'Élysée responsable du programme économique. À l'époque, c'était la branche énergie d'Alstom qui avait été vendue à l'Américain General Electric, dans des conditions qui interpellent.

Se pourrait-il donc qu'après s'être érigée en garante des règles de la Commission européenne, se voir interdire par cette dernière le cadeau que lui tendait la France ait décontenancé l'Allemagne?

Marc German ne croit en tout cas pas en la fable d'une coopération industrielle franco-allemande, évoquant l'évolution d'Airbus. «L'Histoire montre que l'Allemagne a réussi à prendre le pas sur les équipes françaises pour avoir une direction quasi hégémonique», souligne-t-il. Airbus, un projet qui d'ailleurs rappelons-le, s'est construit à l'époque dans un cadre hors UE.

«Je vais paraphraser ce qu'on disait en matière de football- qui s'avère moins vrai aujourd'hui d'ailleurs- c'est que c'est un jeu qui se joue à plusieurs et c'est toujours l'Allemagne qui gagne. Eh bien, en matière d'industrie, c'est souvent le cas.»

Outre l'attitude de la Commission européenne qui «se pose en chantre du libéralisme économique», le manque de volonté politique tant à l'échelle européenne que des États membres historiques, notre intervenant souligne un autre obstacle à l'instauration de toute mesure protectionniste en Europe selon lui: l'attitude de certains États fraîchement intégrés à l'UE.

«Les nouveaux entrants, comme la Pologne, ont donné des signaux forts. Au moment où il s'agissait de réussir l'intégration dans le concert européen, ils choisissaient eux-mêmes des équipements stratégiques américains. Donc, à partir du moment où vous laissez faire des nouveaux entrants, comment voulez-vous que les partenaires historiques puissent bien fonctionner?»

Au-delà de vouloir créer des «champions européens», ne faudrait-il pas avant tout les protéger? En effet, si Bruxelles a retoqué le projet de fusion entre Siemens et Alstom sur des craintes de position dominante, la Commission interdit surtout aux États de venir en aide à leurs entreprises, via des subventions ou en leur passant directement commande, au nom de la libre concurrence. Or cette concurrence, à l'échelle mondiale, est complètement faussée.

Soulignons ainsi que si le Chinois CRRC (China Railway Rolling Stock Corporation) écrase aujourd'hui la concurrence grâce à des solutions 20 à 30% moins chères- faisant ainsi blêmir les Européens- c'est parce que le groupe de l'Empire du Milieu «n'a pas besoin d'être rentable puisqu'il touche énormément de subventions de la part du gouvernement,» comme le soulignait au Monde, Agatha Kratz, chercheuse associée au Conseil européen des relations internationales.

Ainsi, tant que le marché européen laissera ses frontières grandes ouvertes, les «champions européens» comme un hypothétique Siemens-Alstom aurait été condamnée à être écrasée par ses concurrents chinois ou nord-américains.

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