Une révolution? Après de nombreuses années à assister aux mêmes défilés, avec les mêmes mannequins formatés, des créateurs originaires de pays de l'ex-bloc soviétique ont secoué l'industrie de la mode, avec des inspirations sorties tout droit des rave parties des années 90 dans le bloc de l'Est. Avec un style brutal, en version oversize, mélangeant sportswear, vêtement de travail, assemblage DIY de pièces chinées dans des boutiques de seconde main, ou encore des pièces arborant des inscriptions en cyrillique, cette esthétique pointue a insufflé une nouvelle dynamique dans la mode.
En tête de file de cette avant-garde, Demna Gvasalia, géorgien, fondateur et directeur artistique de la marque Vetements (également directeur artistique chez Balenciaga), Gosha Rubchinskiy créateur russe et Lotta Volkova, styliste-mannequin russe, qui a œuvré notamment pour Vetements et Balenciaga, sont le symbole de cette esthétique «post-soviétique» teintée de nostalgie.
Si l'industrie de la mode a succombé au charme des pays de l'Est, tout le monde n'est pas du même avis. C'est le cas de Graham Roberts, auteur de Consumer Culture, Branding and Identity in the New Russia, interrogé par Sputnik. En effet, l'enseignent-chercheur à l'université de Paris Nanterre est plutôt critique sur cette mouvance qui a érigé le banlieusard des classes populaires russes (gopnik) au rang d'icône de la mode.
Sputnik France: Lotta Volkova, Gosha Rubchinskiy et Demna Gvasalia sont les trois personnalités de la mode que l'on associe à l'esthétique postsoviétique, comment décririez-vous ce style?
Gosha Rubchinskiy, quant à lui, met de vrais slogans soviétiques sur les T-shirts comme celui des pionniers "Gotov k trudu i oborone" [Prêt au travail et à la défense (de la patrie), ndlr] que Poutine a d'ailleurs essayé de faire revivre. Il y a donc des slogans ou des symboles très "tarte à la crème", tels que le marteau et la faucille, car il faut que ce soit, en termes d'imagerie, reconnaissable par le consommateur occidental lambda.»
Sputnik France: Dans le cas particulier de Gosha Rubchinskiy, comment peut-on expliquer son succès?
Graham Roberts: «Les jeunes occidentaux assimilent les slogans, car ils ne savent pas les lire. Quand on voit des caractères cyrilliques carrés blancs sur fond noir, lorsque d'autres T-shirts ou sweatshirt de Rubchinskiy arborent le marteau et la faucille, on assimile tout ça à l'URSS et non pas à la Russie. Il a donc réussi, à tort ou à raison, à faire passer l'URSS pour quelque chose d'extrêmement cool et branché. Pourtant, j'ai passé une année universitaire en URSS dans les années 80 et je peux vous dire qu'il n'y a rien de moins cool et branché…»
«Le consommateur est, en règle générale, toujours à la recherche de nouveautés. Pour les gens qui n'ont jamais mis les pieds en Russie et qui ne connaissent rien de l'URSS, c'est chouette, c'est cool, c'est branché, c'est différent.»
Graham Roberts: «Dans un article pour ShowStudio, il explique qu'"il veut utiliser la beauté comme une arme dans la guerre médiatique contre la Russie" parce qu'il estime que la Russie a mauvaise presse. à propos de son film Transfigurations (sortie en décembre 2012) sur les skaters de Saint-Pétersbourg, il disait lors de sa présentation au London ICA que:
"J'ai filmé Transfiguration avant la crise ukrainienne […] C'est le meilleur commentaire que je puisse faire sur la politique en tant qu'artiste. Les Russes conduisent des tanks, mais ils font aussi du skateboard- ils ne sont pas tous mauvais!"
De par son choix de mannequins, il remet en question les normes de la beauté masculine. Il cherche à démontrer que les Russes sont comme les autres. C'est l'éternel questionnement qu'ont les Russes: à quel point, sommes-nous différents de l'Occident? Il veut montrer que la Russie est un pays normal, il explique cela en montrant une beauté vraiment banale, sans artifice et non retouchée de tous ces jeunes gens.»
Sputnik France: Comment cet intérêt politique se traduit-il chez lui?
Graham Roberts: «c'est intéressant de voir que ses trois derniers défilés ont eu lieu en Russie, mais à chaque fois dans un lieu symbolique, parce que cela aussi fait partie de son esthétique postsoviétique, ce n'est pas que l'image sur ces vêtements. Il y a une progression. D'abord, c'est à Kaliningrad [collection automne/Hiver 2017 en collaboration avec Adidas, ndlr], qui est une enclave militaire pour les troupes russes après la Seconde Guerre mondiale, dans le palais de la jeunesse, qui était la vieille bourse prussienne du XIXe siècle.
Ensuite, il est allé à Saint-Pétersbourg [collection printemps 2018, ndlr], qui était la fenêtre sur l'Occident de Pierre Legrand. À chaque fois, il y a une ambiguïté: Kaliningrad c'est la Prusse, mais c'est également la Russie, Saint-Pétersbourg, c'est la Russie, mais aussi l'Occident.
Il y a également eu un défilé à Ekaterinbourg [collection automne/hiver 2018, ndlr], dans l'Oural, qui est vraiment la frontière entre la partie européenne et la partie asiatique de la Russie, au Centre Eltsine, le musée multimédia du premier Président de la Russie. Boris Eltsine est important, car il était président dans les années 90, l'époque pour laquelle Rubchinskiy éprouve une énorme nostalgie.»
Graham Roberts: «C'est le modèle économique de la fast-fashion, c'est de toujours copier. C'est très simple, vous avez un T-shirt jaune avec le logo DHL dessus qui coûte très cher chez Vetements [235 euros, ndlr], eh bien vous faites un T-shirt jaune avec un autre logo en rouge et cela fait directement penser à la référence, pour ceux qui la connaissent. En effet, il y a plein de jeunes qui ont vu défiler Rubchinskiy dans le T-shirt DHL de Vetements, car ils sont de plus en plus informés grâce aux réseaux sociaux.»
Je pense que toute cette esthétique postsoviétique va s'épuiser par la nature même de l'industrie de la mode. De plus, je pense que Rubchinskiy et Gvasalia vont s'en lasser. Premièrement, car tu ne peux pas toujours faire la même chose. Deuxièmement, ils savent très bien qu'une marque doit constamment se renouveler. Il faut donner l'impression d'innover.
En témoigne l'esthétique de Rubchinskiy qui a évolué entre 2015 et 2019, c'est le jour et la nuit. Ça a énormément changé. Est-ce que cette mode va s'épuiser? Oui. Toutes les modes s'épuisent.
De manière générale, il y a une dialectique. Les modes se reproduisent, mais il y a toujours quelque chose qui se perd ou qui vient s'ajouter à une nouvelle mode, à une nouvelle tendance. On ne peut pas avoir des caractères cyrilliques sur les «survets» éternellement, c'est impossible. Je l'espère, tout du moins.
Graham Roberts: «je ne porte pas de jugement moral. Pour moi, c'est simplement risible. C'est très ironique, parce que vous avez de marques en Occident comme Dr Martens ou Fred Perry qui cherchent à se distancier de ce pré carré et vous avez en Russie des marques qui se l'approprient [la contre-culture, ndlr]. Je ne connais aucune contre-culture qui ne s'est pas fait approprier par le mainstream. À l'époque, le punk était une manipulation […] pour se faire de l'argent sur des jeunes. Par exemple, quand vous écoutez l'évolution musicale de ces groupes punk de l'époque comme les Stranglers des débuts et les Stranglers à la fin, c'est triste à mourir. De toute façon, la contre-culture est une posture, voire très souvent une imposture.»