«Le mouvement "Les Stylos rouges" n'a pas vocation à se substituer aux syndicats. Les syndicats travaillent depuis des années pour défendre nos droits. Malheureusement, les gouvernements successifs les ont affaiblis en faisant la sourde oreille à leurs combats.»
Dans un communiqué publié le 14 janvier, les «Stylos rouges» prenaient leur distance avec les syndicats. Ce mouvement, qui veut unifier «tout le corps éducatif», est né sur Facebook le 12 décembre en emboîtant le pas à leurs prédécesseurs tout de jaune vêtus. C'était après l'allocution d'Emmanuel Macron visant à calmer la colère des Gilets jaunes. Et un grand nombre de profs ont eu le sentiment d'avoir été les grands oubliés des paroles présidentielles. À peine plus d'un mois après sa création, le groupe Facebook des «Stylos rouges» compte plus de 60.000 membres… sur les 880.000 enseignants que compte la France.
Le 9 janvier, ils tenaient leur première assemblée générale à Créteil. Après une première action à proximité du lycée Henri-IV, qui a vu passer sur ses bancs un certain Emmanuel Macron, les «Stylos rouges» comptent remettre ça à Créteil ce 16 janvier, avant une deuxième assemblée générale. Au-delà de salaires plus élevés, ils demandent une revalorisation du métier d'enseignant et de meilleures conditions d'apprentissage pour les élèves, ce qui passe par plus de moyens.
«Ils se trouvent dans le sillage des Gilets jaunes. Et je crois que leur création est tout à fait en lien avec la récente obtention par les gardiens de la paix d'une augmentation de salaire. Le métier de professeur qui est éminent au service du public, s'est retrouvé, par une succession de politiques quelle que ce soit l'alternance, dans la situation de perdre environ 40% de son pouvoir d'achat en l'espace de 30 ans, sans parler du discrédit qui est jeté sur cette profession et les excès du pédagogisme et d'une vision excessivement socialisante de l'École.
Tout ceci a créé un mal-être qui s'exprime à travers ce mouvement. Et c'est, à l'instar des Gilets jaunes, grâce à la puissance —pour laquelle il faut être prudent- des réseaux sociaux qu'il s'exprime si massivement et si rapidement», résume Albert-Jean Mougin, ancien vice-président du SNALC, le Syndicat national des lycées et collèges.
Et leurs revendications, les «Stylos rouges» comptent les obtenir sans, pour le moment, faire appel aux syndicats. Voir un mouvement de personnels de l'éducation vouloir se passer de leurs corps intermédiaires dans le cadre d'un mouvement social relève presque de l'inédit. Comme l'a rappelé Laurent Frajerman, chercheur à l'institut de recherches de la Fédération syndicale unitaire (FSU), à nos confrères de L'Express: «Le fait que les "stylos rouges" mettent en avant des revendications précises, et en dehors de toute structure syndicale officielle, est effectivement relativement nouveau. Il faut remonter loin, c'est-à-dire aux années 1986-1987, pour retrouver un exemple de défiance de ce type à l'égard des syndicats. En plein débat sur un éventuel nouveau statut des maîtres-directeurs, certains s'étaient rebellés, reprochant au SNI, le syndicat hégémonique de l'époque, de ne pas suffisamment défendre leurs intérêts.»
La porte est laissée entrouverte
C'est ce même manque d'efficacité qui est aujourd'hui reproché. Selon un rapport de la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES) daté de mai 2016, «les métiers de "l'éducation, de la formation et de la recherche" sont particulièrement syndiqués (24%)». Selon cette même étude, qui se base sur des chiffres de 2013, le taux à l'échelle nationale était de 11%. Pourquoi une profession si proche des syndicats souhaiterait-elle passer outre?
«Comme pour les Gilets jaunes, les gens se mettent à court-circuiter les corps intermédiaires, car les syndicats sont décrédibilisés depuis des années à cause de gouvernements qui n'écoutent plus rien. Les gens se disent que les syndicats n'arrivent pas à gagner grand-chose, du coup ils attaquent en direct», explique à Sputnik Pierre Chantelot, secrétaire national du syndicat SNESUP-FSU, le Syndicat national de l'enseignement supérieur.
Pourtant, les revendications des «Stylos rouges» semblent correspondre en grande partie à celles des syndicats. «Leur mouvement ne s'inscrit pas contre les syndicats, qui ne peuvent que le soutenir: ils ont les mêmes revendications. L'émergence des Stylos rouges est plutôt le signe d'un échec des organisations traditionnelles à se faire entendre», expliquait récemment au Parisien Brunot Poucet, spécialiste de l'histoire du syndicalisme enseignant.
«Ce mouvement s'est créé dans le sillage des Gilets jaunes. Il y a un petit côté opportuniste, mais après tout pourquoi pas. Le seul problème, c'est qu'il se veut hors-syndicats et reprend sans quasiment rien changer un certain nombre des revendications des syndicats… qui d'ailleurs ne sont pas toutes infondées. Mais s'il n'y a rien d'autre à proposer que ce que les syndicats réclament depuis plusieurs années, je ne vois pas trop l'originalité du mouvement», analyse Jean-Paul Brighelli, professeur, écrivain et spécialiste de l'école.
L'auteur de «La Fabrique du Crétin: La mort programmée de l'école» se désole par exemple que les «Stylos rouges» ne demandent pas que l'on revienne sur la très controversée réforme de l'enseignement au collège porté en 2015 par Najat Vallaud-Belkacem, ancienne ministre de l'Éducation nationale de François Hollande. Elle a notamment donné lieu à une refonte des programmes, finalement allégée devant les critiques de nombreux intellectuels.
«En ce moment, ils se focalisent sur la réforme du lycée, qui est d'ailleurs très complexe et que pas grand-monde ne comprend dans le détail. Et elle a des qualités. Mais la réforme du collège avait été refusée par la grande majorité des professeurs. Et les syndicats, qui pourtant y étaient opposés à l'époque, ne disent rien», tempête Jean-Paul Brighelli.
L'histoire du syndicalisme enseignant est très liée aux partis politiques, souvent classés à gauche, voire très à gauche. Et le climat de défiance qui frappe l'ensemble de la classe politique et qui atteint son paroxysme avec les Gilets jaunes semble toucher par répercussion les syndicats.
«Par leur rôle d'organisation constituée, les syndicats sont liés par un dialogue permanent avec le pouvoir. Il y a chez les électeurs une défiance, un manque de confiance globale envers les politiques que l'on voit actuellement en France. On doute de la véracité de la parole politique et par voie de conséquence de la parole syndicale», souligne Albert-Jean Mougin.
Rodolphe Dumouch est professeur agrégé de SVT et membre des «Stylos rouges». Il dit avoir «trouvé beaucoup de publications extrêmement intéressantes venant de tous les corps de métier de l'enseignement» sur le groupe Facebook du mouvement. S'il note un changement dans l'air du temps concernant les relations entre syndicats enseignants et partis politiques, il souligne que les habitudes ont la vie dure:
«Il faut dire qu'il y a un certain nombre de syndicats dans l'enseignement qui ont une orientation politique ou qui en ont eu une dans le passé. Même s'il faut reconnaître que l'on a tendance à voir un détachement par rapport aux partis, le passif reste. La suspicion est là et elle est légitime. Par exemple, il était de notoriété publique que la CGT roulait avec le parti communiste dans le passé. Aujourd'hui, c'est fini. Mais les syndicats majoritaires ont toujours tendance à signer un certain nombre d'accords avec les gouvernements d'un certain bord…»
Selon plusieurs des professeurs interrogés par Sputnik, les syndicats ont aujourd'hui plus un rôle d'accompagnement individuel que d'animation d'une lutte générale pour l'amélioration des conditions de travail et d'enseignement.
«C'est un réflexe très pratique d'élire des représentants syndicaux et de voter aux élections professionnelles. C'est très lié à un rôle traditionnellement dévolu aux syndicats qui est d'accompagner la carrière dans les mutations, les promotions, etc. Il y a d'ailleurs des gens syndiqués parmi les membres des Stylos rouges», souligne Albert-Jean Mougin.
Pierre Chantelot va dans le même sens. Il se réjouit que les organisations syndicales de l'enseignement puissent aider leurs adhérents, mais se désole du peu de victoires obtenues à plus grande échelle: «Quand il y a un problème, nos collègues sont bien contents de nous trouver, car on peut les aider sur des cas particuliers. Là, les syndicats font leur travail. Et cela est reconnu. Mais sur le tableau d'ensemble, les petites victoires que l'on peut obtenir ne sont pas suffisantes.»
Si les «Stylos rouges» sont parvenus à fédérer sur Facebook 7% du corps enseignant en quelques semaines, ils ont aussi leurs détracteurs. Anthony*, jeune professeur de mathématiques en région parisienne, refuse de se joindre au mouvement. Précisément à cause de la similarité entre les demandes des «Stylos rouges» et les habituelles doléances des syndicats:
«En soi, je ne suis pas véritablement contre ce qu'ils demandent et je soutiens leur volonté d'augmenter les salaires. Mais j'en ai marre de me mobiliser avec des professeurs selon les mots d'ordre très classiques et très insuffisants des syndicats en général: "Il faut plus de moyens pour l'école, pour les élèves, il faut plus de postes, etc." Cela ne pose pas les vrais problèmes qui pour moi se situent au niveau du respect des règles et de l'esprit d'indulgence et de laxisme qui règne au sein de l'Éducation nationale. À titre personnel, je me moque totalement d'avoir des postes en plus. Je préférais que l'on soit mieux payé.»
Difficile de savoir jusqu'où ira le mouvement des «Stylos rouges». Entre une défiance envers des syndicats qui demandent pourtant, en majorité, la même chose et un certain nombre de professeurs peu convaincus de l'efficacité de ces mêmes demandes, le tableau est complexe. Pourtant, les «Stylos rouges» ne ferment pas totalement la porte aux corps intermédiaires. Au contraire.
«Nous souhaitons être entendus et que cela permette aux syndicats de retrouver leur pouvoir d'antan à l'issue de notre combat. Nous espérons qu'ils soutiendront notre démarche», peut-on lire dans le communiqué du mouvement.
Sputnik France a voulu en savoir plus sur l'état d'esprit des organisateurs par rapport aux syndicats. Mais ils n'ont pas souhaité donner suite à nos demandes d'entretien. Frédérique Rolet, secrétaire générale du SNES (Syndicat national des enseignements de second degré), citée par France Inter, s'est déjà positionnée pour un rapprochement: «C'est un mouvement assez hétérogène, avec des revendications qui ne sont pas toujours très formalisées, d'où le besoin d'avoir, à un moment, besoin des relais syndicaux.»
Un plaidoyer pro domo partagé par Pierre Chantelot:
«Bien sûr qu'ils auront besoin de relais syndicaux, de même que les Gilets jaunes. Macron a d'ailleurs fait un appel demandant aux corps sociaux de prendre leurs responsabilités. Pour discuter avec l'appareil d'État, avec l'administration il faut des syndicats.»