«Ce fichier est extrêmement dangereux. Il y a une volonté évidente de créer un fichier politique.»
Michel Thooris, secrétaire général du syndicat France Police —Policiers en colère est inquiet des annonces faites par Édouard Philippe le 7 janvier. Face aux violences qui émaillent les manifestations des Gilets jaunes depuis plusieurs semaines, le Premier ministre a annoncé une nouvelle loi «anticasseurs».
«Dans bien des villes de France, les manifestations se sont passées pacifiquement, mais nous ne pouvons pas accepter que certains profitent de ces manifestations pour déborder, pour casser, pour brûler. Ceux-là n'auront jamais le dernier mot dans notre pays», a déclaré Edouard Philippe sur TF1.
Parmi la batterie de mesures annoncées se trouve la création d'un fichier, à l'image de celui antihooligans, réclamé par certains syndicats de policiers. Le 6 janvier, au lendemain de l'Acte VIII des Gilets jaunes, qui a vu des scènes de violences émailler les cortèges de plusieurs villes, le syndicat de police Alliance avait demandé la création d'un fichier de manifestants violents «sur le modèle des interdits de stade».
L'organisation syndicale, qui avait appelé à voter pour Emmanuel Macron, semble avoir été entendue. Matignon dit vouloir s'inspirer du fichier national des interdits de stade (FNIS) créé en 2007. Ce dernier regroupe plusieurs informations comme l'identité, l'adresse, le club de supporters et la photographie des personnes concernées et les données relatives à l'interdiction: nature administrative ou judiciaire de la décision, champ géographique, type de manifestations concernées, autorité judiciaire ou administrative ayant pris la décision.
La loi prévoit qu'une interdiction administrative de stade peut être prononcée contre toute personne considérée comme «pouvant troubler l'ordre public», et ce «même si elle n'a jamais été condamnée par la justice», comme le précise le site du ministère de l'Intérieur. L'individu visé est obligé de se rendre à une convocation des services de police ou de gendarmerie à l'heure des matchs concernés. C'est la transposition d'un tel système aux hypothétiques «casseurs» qui est voulu par Alliance qui, par le biais de son secrétaire général Frédéric Lagache, a évoqué sur Franceinfo la possibilité que les personnes visées soient «assignées à résidence». Une demande jugée inappropriée par Alexandre Langlois. Le secrétaire général du syndicat Vigi-Police a jugé la comparaison «lunaire» chez nos confrères de Boulevard Voltaire le 7 janvier: «On parle d'un événement sportif et non pas du droit de manifester qui est un droit constitutionnel.»
Le policier s'est confié à Sputnik France sur cette mesure, qu'il juge inefficace et potentiellement liberticide:
«La réalité est que ce type de fichier existe déjà. Dans les fichés S, vous avez une catégorie de gens qui sont susceptibles d'être violents dans les manifestations. Ils sont soupçonnés de commettre des actes de violence et surveillés plus étroitement. Mais rien n'a été prouvé. Cela sert à pouvoir les interpeller et les présenter à la justice le jour où nous avons les preuves. Certains vont plus loin en demandant à ce que les individus fichés soient interdits de manifester. Nous ne sommes plus dans un État de droit si l'on suit leur logique. Cela voudrait dire que des gens pourraient voir leurs libertés diminuer sur des soupçons et non des preuves.»
Si les contours du projet ne sont pas encore clairement dessinés, Alexandre Langlois et Michel Thooris ne sont pas les seuls à s'inquiéter de possibles dérives. Mathieu Zagrodzki, chercheur associé au Centre de recherches Sociologiques sur le Droit et les Institutions Pénales (CESDIP), a livré son analyse à nos confrères de 20 Minutes: «Le droit de manifester est fondamental. S'il s'agit d'un fichier administratif, cela pourrait menacer les libertés publiques. Sur une décision préfectorale, il n'y a pas de procès, pas d'établissement de la preuve ni d'opportunité de se défendre. Une personne peut se retrouver sur un tel fichier pour de mauvaises raisons. Cela pose des questions constitutionnelles sur la séparation des pouvoirs exécutif et judiciaire.»
C'est également ce que craint Michel Thooris:
«Comment cela va se passer? Vous allez avoir une foule de manifestants. Un casseur se trouvant au milieu de cette foule va jeter un projectile sur mes collègues. Ils auront eu ordre du préfet d'interpeller toute personne se trouvant dans le périmètre, car c'est très difficile d'identifier directement le coupable. Résultat: sous prétexte de vouloir mettre la main sur l'auteur des faits, toutes les personnes se trouvant à proximité pourront être fichées.»
Les réponses sécuritaires d'Édouard Philippe ont été jugées «légitimes» par Dominique Bussereau, président de l'Assemblée des départements de France et sans surprise soutenues par le ministre de l'Intérieur, Christophe Castaner, qui s'est dit «pleinement engagé derrière Édouard Philippe pour moderniser [nos] outils de maintien l'ordre».
À l'inverse, Fabien Roussel, secrétaire national du PCF a twitté sa désapprobation: «Le PM promet plus d'arrestations? On veut plus de pouvoir d'achat!» De même, le leader de la France insoumise, Jean-Luc Mélenchon, s'est fendu d'une comparaison avec un célèbre dessin animé:
«Édouard Philippe autorise les manifestants à ne plus manifester, sinon ils seront fichés. Le roi des Shadoks est à Matignon.»
Florian Philippot, président des Patriotes, a quant à lui affirmé qu'Édouard Philippe «n'annonce rien d'autre qu'un fichage supplémentaire, aussi inefficace et liberticide que les précédents». Michel Thooris s'inquiète de la durée d'enregistrement des informations:
«Comme pour le Taj, ou fichier de traitement des antécédents judiciaires, du moment où vos données ont été recueillies dans le cadre des procédures établies par les services de police nationale et les unités de gendarmerie nationale, elles y resteront des années, et ce même si vous avez été blanchi. Il y a fort à parier que le fichier évoqué par Matignon sera exploité de la même manière. On va faire du ramassage et de l'interpellation à tout va dans les manifestations et ficher des individus innocents.»
Tout comme le fichage S, Mathieu Zagrodzki rappelle que le Fichier de prévention des atteintes à la sécurité publique (FPASP) créé en 2014 «permet de recenser les personnes à risque, mais pas de les empêcher de manifester». Raison pour laquelle le syndicat Alternative Police CFDT veut aller plus loin. «Un fichier administratif seul ne servira à rien en dehors d'identifier des individus susceptibles d'être dangereux lors de manifestations, mais sans aucune action coercitive possible avant un passage à l'acte», a estimé le syndicat dans un communiqué. L'organisation souhaite mettre en place une disposition «plus ferme» et «prise par la justice»: «Seule une condamnation d'interdiction de participer à une manifestation, ou de pointer dans un commissariat préalablement à toute participation à un événement "sensible", apparaît comme la seule solution efficace.»
Une vision que ne partage absolument pas Alexandre Langlois:
«Soit on est dans un État de droit et les gens sont condamnés sur des faits, soit nous sommes dans un État autoritaire et on interdit des gens qui n'ont pas été condamnés d'aller manifester.»
Selon l'avocat pénaliste Fabien Marsat, interrogé par Franceinfo, «il ne faut pas oublier que ces actes-là [de violences dans les manifestations NDLR] sont commis par des gens qui sont libres»:
«Vous pouvez toujours, au préalable, prendre toutes les mesures possibles. À part prendre en compte que tout le monde peut être, aujourd'hui et demain, un délinquant, je ne vois pas comment on peut faire.»
Illégal, un tel procédé appliqué aux manifestants? Michel Thooris espère qu'il ne verra jamais le jour: «Notre organisation dénonce fermement cette mesure. Je ne vois pas comment, dans un État démocratique, la CNIL et les oppositions politiques pourraient laisser passer une telle atteinte à la démocratie.» Alexandre Langlois rappelle lui le précédent des contestations contre la Loi travail: «La justice avait cassé des interdictions de manifester de ce type en les jugeant illégales.»