[Article initialement publié le 19/10/18]
«Il y a un certain nombre de facteurs aujourd'hui qui fragilisent le système financier et qui peuvent laisser penser qu'une nouvelle crise va arriver.»
Sylvie Matelly, économiste et directrice adjointe de l'IRIS, n'est pas rassurée par les indicateurs économiques mondiaux. Comme elle, une multitude d'experts soulignent les similitudes entre le contexte actuel et celui qui a précédé la crise financière majeure de 2008. C'est cette année-là, dans la ville de New York, que le 15 septembre à 01 h 45 la banque Lehman Brothers déposait le bilan en laissant une dette de 691 milliards de dollars et 25.000 employés sur le carreau. Cet événement mettait un point d'orgue à la crise des Subprimes et plongeait le monde dans la pire tempête économique depuis les années 30.
Début 2007, la multiplication des défauts de paiement sur des prêts hypothécaires à risque n'était que le commencement d'un gigantesque effondrement, qui a mené tout droit vers la faillite de la grande banque new-yorkaise. «On n'a rien vu venir!», lançait alors un employé du groupe à Londres.
Pourtant, certains l'avaient anticipé, Nouriel Roubini en tête. Cet économiste réputé pour ses analyses et président de Roubini global economics avait prédit la crise des Subprimes dès 2006. «Il avait expliqué tout le déroulé des événements. Depuis cette date, on l'écoute avec attention. Quand il prévoit une crise, on s'inquiète et on a un petit peur», explique Sylvie Matelly.
Des gouvernements sans marge de manœuvre
Nouriel Roubini a récemment publié un article au titre évocateur chez nos confrères des Échos: «Les cinq ingrédients qui préparent la crise de 2020». Le docteur en économie voit un cocktail composé d'une note de récession globale, d'une touche de hausse des taux d'intérêt, d'un parfum de valorisations boursières excessives, d'un zeste de difficulté politique et d'impuissance des banques centrales en guise de rondelle de citron. Un cocktail dur à avaler, vous l'aurez compris. Sommes-nous vraiment dans la même situation qu'en 2007-2008, voire pire?
Sylvie Matelly note des points communs et de nouveaux risques:
«Je pense au haut niveau d'endettement des États qui s'est renforcé après la crise de 2008, mais également à l'endettement des ménages qui est de plus en plus inquiétant. On a aussi des bulles spéculatives qui se sont formées, comme celle sur l'immobilier en Chine, la survalorisation des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) et plus globalement sur certains marchés actions comme aux États-Unis. Ces risques d'éclatement fragilisent l'économie mondiale. De plus, les régulations de la finance mises en place après la crise de 2008 ont été insuffisantes pour limiter les risques.»
Commençons par la remontée des taux. Pendant des années, plusieurs Banques centrales, celles des États-Unis, du Japon et la Banque Centrale Européenne (BCE) en tête, ont mené des politiques ultra-accommodantes afin de soutenir l'économie. Des taux très bas conjugués à des programmes de rachat d'actifs ont permis l'afflux de liquidité dans le système financier. Puis, la Réserve fédérale américaine a commencé a relever progressivement ses taux d'intérêt. Le 26 septembre, elle l'a fait pour la troisième fois de l'année avec une hausse d'un quart de point, pour les porter à une fourchette située en 2 et 2,25%. Avec une croissance de 4,1% au deuxième trimestre, l'économie américaine surchauffe. Et la Fed craint que l'inflation, toujours officiellement autour des 2%, ne dérape.
«La politique extrêmement favorable pour l'économie américaine mise en place par Donald Trump, notamment au niveau des allégements d'impôts, a créé un emballement qui appellera inévitablement à une réaction de la Réserve fédérale américaine. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle il la critique si fortement. Si la FED durcit sa politique monétaire, c'est l'ensemble du secteur financier qui s'en trouvera fragilisée», note Sylvie Matelly.
Le locataire de la Maison-Blanche avait en effet peu goûté la décision du 26 septembre: «Malheureusement, ils viennent juste d'augmenter un peu les taux d'intérêt parce que nous (l'économie) nous portons bien. Je ne suis pas content.» Hausse des taux signifie augmentation du coût du crédit, moins de liquidités, dollar plus fort et donc exportations américaines plus chères. Mais ce n'est pas forcément le pire pour la directrice adjointe de l'Iris:
«Aux États-Unis, une augmentation des taux d'intérêt aura pour conséquence un ralentissement de la croissance économique. Mais ce n'est pas sûr que ce soit le plus inquiétant. Dans le contexte actuel, une telle décision rapatrierait un certain nombre de capitaux aux États-Unis du fait des risques limités. Il faut rappeler que les taux d'intérêt sont le loyer de l'argent. Vous allez où cela rapporte le plus avec le minimum de risques. Le problème, c'est que ces capitaux vont venir de pays très endettés. Dans le cas de l'Europe, cela pourrait créer des crises, mais la Banque centrale européenne et le mécanisme européen de stabilité pourrait intervenir. Mais dans des pays émergents comme le Brésil ou l'Argentine, la fuite de capitaux vers les États-Unis pourrait avoir des conséquences désastreuses pour leurs économies.»
Pour Philippe Béchade, président des Éconoclastes, la hausse des taux que l'on voit aux États-Unis est naturelle et fait partie d'une stratégie qui vise à se dégager des marges de manœuvre:
«On n'est pas encore dans des politiques de hausse des taux restrictives. La hausse des taux actuelle aux États-Unis est juste une normalisation. On se situe encore entre 2 et 2,25% face à une croissance de 4%. Et en Europe, la croissance est autour de 2% avec des taux proches de 0. Je pense que les banques centrales sont convaincues que l'on se dirige vers un ralentissement du cycle économique, avec ou sans hausse de taux. Elles souhaitent se ménager des marges de manœuvre, mais la situation risque fort d'être critique.
La Fed, même avec des taux à 2,25%, n'a pas de latitude suffisante pour qu'une baisse de ce taux ait un impact significatif sur l'économie. En Europe, c'est encore pire. La BCE ne les a pas encore montés et elle ne le fera probablement pas avant l'automne 2019. Si le cycle se retourne et que le marché se met à corriger, la BCE n'aura aucun instrument pour soutenir l'économie en cas de crise.»
C'est en substance l'avis de Nouriel Roubini qui, dans son article publié par Les Échos, décrit des gouvernements pieds et poings liés: «à la différence de 2008, époque à laquelle les gouvernements disposaient des outils politiques permettant d'empêcher une chute libre, les dirigeants qui affronteront la prochaine récession auront les mains liées, sachant par ailleurs que les niveaux globaux de dette sont supérieurs à ceux d'avant-crise.»
Tensions commerciales et trading à haute fréquence
Car comme le souligne Philippe Béchade, «l'éléphant dans le corridor reste la taille des dettes, qui sont à des niveaux bien au-delà de ceux qui étaient déjà jugés insupportables en 2008». La crise économique a vu l'endettement de nombreux États augmenter à vitesse grand V, de même que celui des ménages et du secteur privé. D'après le FMI, la dette mondiale a atteint un record de 164.000 milliards de dollars en 2016. Cela représente 225% du PIB de la planète.
«Aujourd'hui, la seule raison pour laquelle on juge que la dette est tolérable est à chercher du côté de raisonnement du type: "Il y a 4% de croissance aux États-Unis, donc ils peuvent faire face à un déficit de 3%". C'est un calcul totalement basique. Le problème c'est que l'accroissement de la dette américaine est en fait beaucoup plus rapide que ces 3%. En Europe, on n'a pas non plus réussi à se désendetter, hormis l'Allemagne. Si les taux montent et qu'il n'y a pas de croissance pour compenser cela, on va droit dans le mur», avertit Philippe Béchade.
Le fait que les Banques centrales coupent progressivement les vivres pourrait avoir un autre effet désastreux: un krach des marchés actions. Les politiques ultra-accommodantes ont eu pour conséquence de faire grimper les marchés financiers à des niveaux prodigieux. À New York, les indices Dow Jones et S&P 500 battent record sur record depuis l'élection de Donald Trump. Privés de leur carburant, ils pourraient sérieusement dévisser… et la bulle imploser.
«C'est la plus phénoménale bulle spéculative qu'on a connue depuis 1929. Et elle va forcément exploser. Comme le souligne l'économiste en chef d'Allianz, Mohamed Aly El-Erian, la question est de savoir comment la correction ne s'est encore produite. Cela fait depuis 2015 que les niveaux atteints par les marchés sont délirants. Arrive là-dessus Donald Trump qui crée un nouvel emballement de la croissance avec un choc fiscal et qui tend encore plus le ressort», s'alarme Philippe Béchade.
Autre avis de tempête sur l'économie mondiale: la guerre commerciale. La rhétorique protectionniste de Donald Trump l'a mis en position de confrontation avec l'Union européenne, mais surtout avec la Chine.
«Les tensions commerciales peuvent impacter la croissance mondiale, car elles vont ralentir le commerce international. À partir du moment où vous imposez des droits de douane sur des produits, vous les rendez plus chers et donc vous en limitez les échanges. Or le commerce international est un élément clef de la croissance économique partout dans le monde», souligne Sylvie Matelly.
Encore plus quand les deux premières économiques mondiales s'affrontent. Les milliards de dollars d'augmentation des tarifs douaniers que s'imposent réciproquement les États-Unis et la Chine ont tout de la dangereuse escalade. Les invectives sortent du domaine du commerce. Le vice-président américain Mike Pence a récemment accusé Pékin d'ingérence dans les élections américaines. Des déclarations qualifiées d'«injustifiées» et de «ridicules» par l'Empire du Milieu. «Cette guerre commerciale devient un enjeu plus politique qu'économique et cela va peser sur la croissance économique», s'inquiète l'économiste de l'Iris.
Un tableau d'ensemble que Nouriel Roubini saupoudre d'un peu d'inquiétude politique. D'après lui, la montée de partis à la rhétorique anti-finance compliquera davantage la tâche des gouvernements en cas de crise économique. «Par ailleurs, les sauvetages dans le secteur financier seront intolérables pour des pays marqués par la résurgence de mouvements populistes et dirigés par des gouvernements quasi insolvables», prévient-il.
«Sur le sauvetage des banques et le populisme, la question à se poser est la suivante: "Comment vont réagir les opinions publiques?" Je pense qu'elles l'accepteront, car les politiques qui sont mises en place pour accompagner le secteur financier dans la perspective d'une telle crise sont des politiques de responsabilité. Ce qui n'a pas forcément été le cas en 2008. L'essentiel est d'expliquer les démarches. Ne pas sauver le secteur financier, c'est pousser à la faillite un certain nombre d'entreprises en premier lieu desquels les plus fragiles. C'est également ruiner des citoyens. Nous sommes prisonniers de ce système financier. Par définition, il finance l'économie. Il n'est pas totalement déconnecté même s'il l'est en partie», anticipe Sylvie Matelly.
C'est justement ce manque de lien avec la réalité que dénonce Philippe Béchade, notamment par rapport à ce qu'il se passe sur les marchés actions: «Le pire dans tout cela, c'est que les réflexes sont toujours les mêmes. Les gérants ne croient pas vraiment à la hausse. Ils sont parfaitement conscients que les valorisations sont tendues. Et en même temps, ils sont pris dans une logique de réplication des performances indicielles qui les contraint à acheter toujours les mêmes valeurs et qui de fait progressent plus vite que la moyenne. On est donc obligé de les surpondérer ce qui a pour effet de les faire monter encore plus vite. C'est un système de spirale complètement imbécile.» Avant de poursuivre:
«Aujourd'hui, que ce soit sur les marchés actions américains ou européens, je défie quiconque de me donner la vraie valeur d'une entreprise. Leurs valorisations sont ce que les gens sont prêts à payer. Qui sait ce que vaut vraiment Amazon qui a gagné plus de 50% cette année? En cas de correction, qu'est-ce que ça vaut?»
Il réfute pourtant le terme de «finance folle» et souligne au contraire l'excès de rationalité qui frappe les marchés et qui se matérialise dans l'utilisation du trading à haute fréquence ou «high-frequency trading» dans la langue de Shakespeare. Il permet l'exécution de transactions financières à une vitesse hallucinante grâce à des algorithmes informatiques. Les grandes banques de Wall Street se sont fait une spécialité de recruter de brillants mathématiciens, souvent en France, afin d'élaborer les équations les plus sophistiquées pour augmenter les rendements. Déjà en 2011, des opérations pouvaient être effectuées en 113 microsecondes. Des pratiques que dénonce Philippe Béchade:
«De l'extérieur, cela peut paraître fou de voir des titres valorisés 150 fois leurs bénéfices. On se dit qu'on est en train de faire les mêmes erreurs que lors de l'explosion de la bulle internet en 2000. Mais en fait, paradoxalement, la finance est une addition de comportements ultras rationnels. Quand on est dans la logique mathématique pure et l'addition de décisions rationnellement justifiées au niveau de l'augmentation des profits, on aboutit effectivement à une situation folle.
Là, on touche aux programmes informatiques qui fonctionnent avec des algorithmes trèsperfectionnés, qui achètent toujours les mêmes titres. Ils prennent des décisions qui ont l'apparence de la rationalité pour le gestionnaire d'actifs. Mais ils ne situent pas dans un contexte global. Ils sont coupés des réalités.»
Plus de dettes, pas vraiment plus de régulation, tensions commerciales et géopolitiques… Le contexte pousse à l'inquiétude. Sur certains points, il est pire qu'avant la crise de 2008. Et Nouriel Roubini ne dit pas autre chose:
«Lorsqu'elles surviendront, la crise et la récession de demain pourraient se révéler encore plus sévères et prolongées que celles d'hier.»