Gilles Kepel: «Ils n’ont rien compris et ils n’ont pas vu venir Daech»

À l’occasion de la publication d’un nouvel ouvrage sur la fin potentielle des crises au Moyen-Orient, Sputnik est allé à la rencontre de Gilles Kepel, islamologue reconnu. Printemps arabes, guerre en Syrie, diplomatie française, djihadisme, islam en France, tout y est passé, sans fard et sans langue de bois. Entretien.
Sputnik

Ce rendez-vous ne partait pas sous de très bons augures: «Quelles garanties pouvez-vous me donner que ce que je dirai ne sera pas déformé dans un sens propagandiste?», s'est enquis, méfiant, Gilles Kepel alors que je sollicitais une interview.
Pour le convaincre, j'ai dû lui faire relire cet entretien, réalisée en novembre dernier, bien avant l'attentat de Strasbourg. Mais tout son discours évidemment reste d'actualité. Le politologue, spécialiste de l'islam, a récemment publié un ouvrage essentiel à qui veut comprendre le Moyen-Orient depuis quarante ans, intitulé Sortir du chaos: Les crises en Méditerranée et au Moyen-Orient, chez Gallimard.

Retrouvez cet entretien en intégralité:

Nous prenons donc rendez-vous à son bureau, rue d'Ulm, à l'École Normale Supérieure. Ce qui représente à peu de choses près le Graal pour tout étudiant, l'antre du savoir et de la recherche. Autant dire que j'étais un peu impressionné en franchissant le seuil. Qu'importe, je retrouve Gilles Kepel dans son magnifique bureau, donnant sur une belle cour ombragée. Derrière lui, une étagère garnie de ses multiples ouvrages à succès, notamment Terreur dans l'Hexagone, Genèse du djihad français, publié en 2015. Sur son bureau, les cartes de Fabrice Balanche, géographe reconnu, spécialiste du Moyen-Orient, qui ont servi à illustrer le pavé de 528 pages de Kepel. Et on retrouve éparpillés dans la pièce des cartes de visite d'officiels américains et aussi une carte de remerciement d'Emmanuel Macron…

J'ai donc affaire à un homme d'envergure, dont le discours porte auprès des spécialistes de sécurité ainsi que les hommes politiques. Sa thèse connue sur la radicalisation de l'islam plutôt que l'islamisation de la radicalité aurait l'oreille du Président de la République, qui l'a déjà cité et qui a osé parler de terrorisme islamiste, contrairement à son prédécesseur, François Hollande. Ce dernier se serait trompé sur toute la ligne:

«Ce n'est pas du tout la même chose d'être engagé dans des mouvements marxistes, des mouvements islamistes ou fascistes. Il y a une logique très différente. On utilise un répertoire différent. On ne va pas se mobiliser contre les mêmes individus.
À ne pas comprendre ça, les autorités françaises et les Européennes, auprès de qui Olivier Roy est un gourou, ont cru qu'au fond ce qui se passait en Syrie, la prise en otage de la révolution syrienne par les djihadistes, finalement c'était un épiphénomène. Ils n'ont rien compris et ils n'ont pas vu venir Daech* et on est arrivé jusqu'à inventer, dire que Daech* n'avait rien à voir avec l'islam, que la Syrie était notre guerre d'Espagne et à créer cet oxymore, le djihadisme modéré.»

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Des prises de position qui lui valent ainsi certaines inimitiés, à commencer, déclare-t-il, par le département d'Histoire à l'ENS: «ils me détestent». Ils ne sont pas les seuls apparemment, puisque certains djihadistes ont déclaré la guerre et ont condamné à mort le chercheur. Un épisode que Gilles Kepel évoque avec ironie:

«J'ai été condamné à mort trois fois par Daech. J'ai vécu sous protection policière pendant un an et demi, mais ceux qui ont voulu me condamner à mort sont eux-mêmes morts, tués par des missiles et Daech s'est effondré en 2017.»

Pourquoi un chercheur, certes de renom, a-t-il été ainsi victime de telles attaques?

«J'avais fait un débat en prison, face à des djihadistes qui faisaient du prosélytisme parmi les autres prisonniers, ce débat a mal tourné pour les djihadistes. Il se trouvait qu'ils connaissaient beaucoup moins l'arabe que moi, donc ils étaient à bout d'arguments. Les autres prisonniers ensuite se sont moqués d'eux disant "tu ne fais pas tellement le malin dans cette circonstance". Ça a suscité une fureur particulière et ils ont ensuite passé des coups de fil à Raqqa en disant que j'étais un ennemi de l'islam et qu'il fallait me tuer.»

Quelle est donc sa vision vis-à-vis de Daech? L'organisation terroriste a-t-elle un rapport avec l'islam?

«L'Islam, ce n'est pas Daech, mais Daech tire sa légitimité de son interprétation particulière des textes sacrés et ça pose bien sûr un problème sur qui est qualifié pour faire l'interprétation.»

Le Choc des civilisations, l'ouvrage de Samuel Huntington publié dans les années 1990 a suscité de nombreuses controverses et continue avec la recrudescence des attentats islamistes en Occident. Ce livre s'appuie en partie sur les travaux de Kepel. L'islamologue nuance ce clash, estimant qu'il s'agit d'un facteur à prendre en compte parmi d'autres:

«Celui-ci s'appuie entre autres, pas seulement, sur un de mes livres qui s'appelle la Revanche de Dieu et qu'il cite, qui est publié en 1990, c'est-à-dire six ans avant le Clash des civilisations, qui date de 96. On analysait comment, aussi bien dans le monde juif, chrétien que dans le monde musulman, le domaine politique était réinvesti par des acteurs qui mettaient en avant l'identité religieuse.
Je crois à la fois que la dimension civilisationnelle et transhistorique est très importante, mais qu'il ne faut pas en faire un caractère essentiel. Il faut la prendre en compte, mais il faut savoir la contextualiser. Ce n'est pas parce qu'on est musulman qu'on est djihadiste. Mais si on considère que le djihadisme n'a rien à voir avec l'islam, on se met le doigt dans l'œil.»

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Après avoir parlé du djihadisme en France, j'ai souhaité davantage l'entretenir sur l'objet de son livre exhaustif, qui donne de nombreuses clés de compréhension sur le cycle du Coran et du baril. D'abord, un espace commun, la Méditerranée et le Moyen-Orient réunis, puis il débute son livre par les années 70, la guerre du Kippour et la Révolution islamique en Iran. Une publication essentielle et en même temps assez vulgarisatrice, à recommander, selon Gilles Kepel lui-même, aux professeurs d'histoire-géo de lycée… et bien sûr à tous les curieux de cette aire civilisationnelle..

Celui qui dirige la chaire Moyen-Orient Méditerranée à l'ENS est à l'origine même, avec d'autres chercheurs, du terme de djihadiste. Un terme créé afin de différencier les Moudjahidines afghans autochtones des brigadistes étrangers provenant du Pakistan ou d'Algérie. Il souligne paradoxalement l'apparition du djihadisme à Téhéran, durant la guerre Iran-Irak, où des «martyrs» Bassijdi munis de ceintures d'explosifs étaient envoyés sur des champs de mines irakiens pour ouvrir la voie. La fatwa très médiatisée contre Salman Rushdie, lancée par l'Ayatollah Khomeiny en 1989 en est une autre illustration, éclipsant d'ailleurs le retrait des forces soviétiques d'Afghanistan. Des actions-suicide et médiatiques qui seront bientôt monopolisées par des acteurs sunnites.

Lui distingue plusieurs phases du djihad qui se sont succédé, en Afghanistan contre l'URSS, Ben Laden puis la troisième période djihadiste:

«Celle qui va aboutir à Daech, théorisée par deux personnes qui portent le même surnom arabe, Abou Moussab Al-Zarqaoui d'un côté, Al-Souri de l'autre. L'un qui va prôner la lutte à outrance contre les chiites, notamment en Irak et ensuite en Syrie. Et l'autre syrien, Abou Moussab Al-Souri, qui s'installe en Europe.
Il étudie en France, épouse une Espagnole, vit en Angleterre et va prôner un djihad qui est basé sur les allers-retours entre les jeunes des quartiers défavorisés et de l'immigration musulmane en Europe et l'Afrique du Nord et le Levant. Et c'est cette troisième phase qui va coïncider avec les soulèvements arabes et c'est ça qu'on n'a pas du tout vu à l'époque.»

Notons que Gilles Kepel privilégie le terme de «soulèvements» à «Printemps arabes», comme s'il doutait du discours irénique sur ces événements. Une distance que n'a certes pas prise le Quai d'Orsay, qui continue d'employer couramment l'expression. Et Gilles Kepel ne prend d'ailleurs pas de gants quand il s'agit de critiquer les choix de la diplomatie française. Le Quai d'Orsay aurait manqué complètement de vision sur le Moyen-Orient et les enjeux de la guerre en Syrie, préférant croire à une nouvelle guerre d'Espagne plutôt que d'écouter les orientalistes. Ce qui selon lui, a fait la différence avec la Russie, où ces derniers seraient mieux écoutés par les autorités:

«On a cru à ce moment-là qu'on pouvait complètement jeter à la poubelle la connaissance historique: les arabisants à la retraite, les orientalistes dehors. Tout le monde est sur les réseaux sociaux, c'est comme la chute du Mur de Berlin ou la chute de Franco, la démocratie arrive, c'est fini le dilemme entre djihadisme et régime autoritaire […]
Je crois que cette méconnaissance historique s'est emparée de la plupart des dirigeants occidentaux, elle a eu pour effet une gestion qui a été calamiteuse notamment de la situation en Syrie. A contrario évidemment, ce n'est pas la même chose qui s'est passée en Russie puisque l'orientalisme russe a des accès principalement au pouvoir et pas tellement la société civile et l'espace public.
Néanmoins, une meilleure connaissance plus fine par le Kremlin des enjeux en Syrie lui a permis, quelle que soit sa politique et les jugements que l'on porte là-dessus, d'avoir, en termes machiavéliques, une beaucoup plus grande efficacité dans la connaissance des enjeux.»

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Gilles Kepel assure en outre que le rôle joué par la Russie en Syrie a permis à Moscou de revenir dans le jeu diplomatique mondial. Depuis l'intervention des forces russes fin 2015, Bachar al-Assad a repris l'ensemble de la «Syrie utile» et Daech s'est effondré, sous les coups de boutoir russes et de la coalition occidentale. Le politologue explique ici que l'armée russe craignait par-dessus tout de revivre le scénario afghan, c'est-à-dire l'enlisement dans une guerre de contre-insurrection. Un scénario qu'on a vu plus récemment en Irak et en Afghanistan pour les troupes américaines. Comment donc expliquer le succès de la stratégie russe en Syrie?

«Le modèle militaire russe en Syrie a été rendu possible par un partage des tâches, contrairement à l'Afghanistan où des soldats étaient sur le terrain. Là, on a les Russes qui ont l'aviation avec des hélicoptères sur la base militaire de Hmeimim, la base navale de Tartous étant moins importante.
Également, leur police militaire est très importante, puisqu'elle est faite essentiellement de sunnites: ce sont des Daghestanais, des Tchétchènes, des Ingouches, qui ont joué un rôle essentiel, parce que les rebelles qui rendaient les armes leur faisaient confiance pour être amenés dans la zone d'Idlib.
Et puis vous avez cette infanterie qui était assurée pour l'essentiel dans le soutien au régime d'Assad, par les Iraniens de la force Qods, le Hezbollah jusqu'à un certain point, les supplétifs chiites d'Afghanistan et d'Irak. Or, sans cette infanterie sur le terrain, le sort des armes n'aurait pas pu tourner en faveur d'Assad. Mais aujourd'hui, les Iraniens et les Syriens sont dans une perspective où la solution militaire la plus rapide possible leur semble la meilleure chose pour eux, alors qu'à mon sens pour la Russie —c'est ce qu'on m'a dit quand j'y suis allé pour ce livre et auparavant- la solution politique est absolument indispensable. Moscou ne veut pas se retrouver piégée militairement.»

*Organisation terroriste interdite en Russie

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