«Monsieur Draghi a pris acte des signes de ralentissement en Europe. La croissance anticipée est maintenant plus faible. Nous ne sommes pas encore en récession, mais ne nous sommes clairement plus dans la dynamique de croissance.»
Philippe Béchade, président du think tank les Éconoclastes, n'est guère optimiste concernant le proche futur économique européen. Le 13 décembre, la Banque centrale européenne (BCE) faisait des déclarations très attendues par la voix de son président, Mario Draghi. Alors que les inquiétudes économiques se multiplient depuis plusieurs mois, l'Italien a tenté de rassurer son monde. Mais il a bien dû se résoudre à baisser les prévisions de croissance pour 2018 et 2019. Après «une année 2017 extraordinaire», marquée par une croissance de 2,3% en zone euro, la BCE ne prévoit plus que 1,9% de hausse du PIB cette année et 1,7% l'an prochain, contre 2,0% et 1,8% lors de ses dernières prévisions données en septembre. Des chiffres motivés par «une dynamique de croissance plus faible qu'auparavant» selon le patron de l'institut basé à Francfort.
Autre annonce d'importance: la fin du programme de rachat d'actifs ou «quantitative easing» (QE) dans la langue de Shakespeare. Fin décembre, la BCE cessera d'acheter de nouveaux titres de dette privée et publique, une stratégie qui visait à soutenir à l'économie en fournissant en liquidités les marchés. En trois ans et demi, la Banque centrale européenne aura injecté le pactole de 2.600 milliards d'euros, à un rythme mensuel de 80 milliards d'euros jusqu'en avril 2017, avant de ralentir la cadence.
Prévu de longue date, l'arrêt de ce programme très critiqué par les apôtres de l'orthodoxie monétaire, Allemands en tête, inquiète certains observateurs, tant le moment choisi semble risqué. En pleine crise des Gilets jaunes et alors que Rome est partie dans un semi bras de fer contre Bruxelles sur la question du budget italien, l'interruption des rachats de dette pourrait se faire «dans un mauvais timing» alors que «les perspectives conjoncturelles s'assombrissent en zone euro», analyse Friedrich Heinemann, de l'institut allemand ZEW.
Alors, panique en la demeure? Pour Philippe Béchade, Mario Draghi dispose toujours d'alternatives:
«Comme la BCE annonce l'arrêt progressif du quantitative easing, on se dit qu'il n'y a plus de soutien à l'économie et que cette dernière va devoir compter sur ses propres forces. Mais Mario Draghi rappelle qu'il dispose toujours de certains outils pour stimuler la croissance, je pense notamment aux opérations de refinancement à plus long terme ciblées ou TLTRO (targeted longer-term refinancing operations) qui sont grosso modo des paquets d'argents que l'on crée ex nihilo et que les banques peuvent utiliser pour soutenir l'activité de crédit.»
De plus, dans l'optique de maintenir des conditions de financement favorables, l'institut francfortois s'est engagé à réinvestir ses stocks de dette arrivant à échéance, et ce pour une «période prolongée». Pour finir, les taux directeurs, qui sont à leur plus bas historique, le resteront jusqu'à l'été 2019, au minimum.
Paradoxalement, ces taux bas préoccupent certains économistes. Parmi eux, Nouriel Roubini, président de Roubini global economics et célèbre pour avoir prédit la crise des subprimes dès 2006, expliquait récemment que ces taux très bas limitent fortement les marges de manœuvre en cas de crise et qu'«à la différence de 2008, époque à laquelle les gouvernements disposaient des outils politiques permettant d'empêcher une chute libre, les dirigeants qui affronteront la prochaine récession auront les mains liées, sachant par ailleurs que les niveaux globaux de dette sont supérieurs à ceux d'avant-crise».
Un avis partagé par Philippe Béchade, qui s'inquiète cependant plus de la situation économique des citoyens européens:
«La BCE n'a aucune marge de manœuvre en termes de niveaux de taux. Et ces derniers ne devraient pas bouger avant la fin septembre 2019. Ensuite, on ne sait pas. Reste les TLTRO. Mais il ne sert à rien de mettre de l'argent dans le système s'il n'existe pas de demande de crédit. Elle vient de gens qui investissent, je pense aux entreprises. Mais elles ne sont pas incitées à la faire en ce moment vu que de très nombreux consommateurs sont à la limite de la solvabilité. Et, plus grave, ceux qui sont insolvables, qui n'arrivent pas à finir le mois, sont au maximum de ce qui pouvait se faire en termes d'endettement. Quand on a face à soi des gens qui n'ont pas d'argent, c'est difficile d'investir avec une vision d'accroissement du chiffre d'affaires. On peut toujours tenter de faire du chiffre à l'export, mais à l'intérieur de la zone euro, dans un tel contexte de ralentissement, si on ne distribue pas de pouvoir d'achat, il n'y a pas de croissance possible.»
Et la situation du commerce international n'est pas au beau fixe. Entre la guerre que se livrent les États-Unis et la Chine, les deux plus importantes économies du globe, la montée du dollar et la perspective d'une poursuite de la remontée des taux outre-Atlantique, le tableau est sombre. La Réserve fédérale américaine a commencé à relever progressivement ses taux d'intérêt. Le 26 septembre, elle l'a fait pour la troisième fois de l'année, avec une hausse d'un quart de point, pour les porter à une fourchette située en 2 et 2,25%.
Il se trouve qu'en plus d'un risque d'enrayer la croissance américaine à cause d'un argent plus cher, cette remontée des taux a pour effet de faire monter la valeur du billet vert et de drainer des capitaux aux États-Unis, souvent en provenance d'économies émergentes. La perspective d'avoir de bons rendements dans un pays jugé sûr attire fortement les investisseurs. Et ce n'est pas une bonne nouvelle pour l'Europe, à en croire Philippe Béchade:
«Le rapatriement des capitaux aux États-Unis et la montée du dollar sont une réalité depuis déjà quelque temps. Pour des pays comme la Turquie, le Brésil, l'Indonésie, l'Afrique du Sud, l'Argentine ou la Malaisie, cela fait maintenant des mois que l'on se débat avec cette hausse du billet vert qui est très pénalisante pour des pays très endettés en dollars. Alors quel impact pour l'Europe? Et bien, ces pays sont des clients potentiels. Je veux bien entendre qu'ils ne pèsent pas beaucoup dans le commerce international, mais additionnés, ils représentent des centaines de millions de consommateurs potentiels. De plus, si cela ralentit aux États-Unis, cela voudra dire moins d'achats de berlines allemandes, mais aussi de produits de luxe français, secteur où nous sommes leaders. De même que pour la Chine, aux prises avec une guerre des nerfs commerciale face aux États-Unis et qui est un grand acheteur des marques de luxe françaises. Mais de toute façon, on ne peut pas se reposer seulement sur les riches Chinois et Américains.»
Autre nuage noir: la bulle spéculative sur les marchés financiers. Les politiques monétaires ultra accommodantes mises en place par les banques centrales ces dernières années ont eu pour conséquence de faire grimper les marchés financiers à des niveaux phénoménaux. Si la frénésie a été moins importante sur le Vieux Continent que de l'autre côté de l'Atlantique, l'Europe y a eu droit. À Paris, le «CAC40 gross return», qui ajoute le montant des dividendes versés et réinvestis en actions de ces mêmes sociétés, est passé de 9.589,71 points au 1er janvier 2014 à plus de 12.700 points actuellement. Maintenant que la BCE annonce couper progressivement les vannes, la possibilité d'un krach des marchés actions est à envisager.
Pour Philippe Béchade, une telle hypothèse créerait «un contexte morose», qui pourrait avoir des conséquences dramatiques pour les salariés des grandes entreprises:
«Il faut comprendre que beaucoup d'entreprises sont très endettées, surtout dans les valeurs dites cycliques. Durant un moment, on a pensé que leur situation était confortable grâce à la croissance et aux taux très bas. La charge de la dette ne pesait pas. Mais lorsqu'il y a un ralentissement, vous devez toujours rembourser votre principal, sans parler même des intérêts. Une baisse du chiffre d'affaires entraîne des problèmes qui nécessitent de trouver de l'argent pour rembourser. Ce qui induit souvent des refinancements auprès des banques. Mais c'est à ce moment qu'on leur opposera le fait qu'il n'y a pas de croissance et qu'ils sont donc des emprunteurs à risque. De plus, quand le cours de bourse chute fortement, il devient inenvisageable de faire une augmentation de capital. Quand une entreprise voit ses coûts de refinancements augmenter et/ou qu'elle prend conscience qu'une augmentation de capital sera difficile, c'est malheureusement souvent le salarié qui sert de variable d'ajustement.»