Hasard du calendrier? Le Parquet de Paris demandait le 10 octobre un non-lieu pour l'instruction judiciaire dans l'attentat qui a coûté la vie au président rwandais Habyarimana le 6 avril 1994. Le 12 octobre, la ministre des Affaires étrangères rwandaise, Louise Mushikiwabo, obtenait, avec l'appui de l'Élysée, le poste de Secrétaire générale de l'Organisation de la Francophonie. Deux très beaux cadeaux offerts par la France au Rwanda. La relation entre Kigali et Paris est pourtant un dossier empoisonné, que connaît bien le colonel Hogard, ancien légionnaire, qui a participé à l'Opération Turquoise au Rwanda.
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La Légion étrangère, le patriotisme et la foi catholique ont façonné Jacques Hogard. Désormais à la tête d'une entreprise spécialisée dans la diplomatie d'entreprise, la bien-nommée, EPEE pour «experts partenaires pour l'entreprise à l'étranger», il conserve toute sa pugnacité concernant les deux faits marquants de sa vie militaire, le Rwanda et le Kosovo. Mais pas seulement. Il est omniprésent sur Twitter, d'ailleurs sa bio sur le réseau social en dit long: «Catholique et Français toujours! ». Jamais avare en punchlines, Jacques Hogard n'est pas un chef d'entreprise tout lisse, ce qui m'a décidé à le rencontrer une après-midi dans ses bureaux parisiens, dans un immeuble cossu à deux pas de la place de l'Étoile.
«Tout est fondé sur l'idéologie du génocide»
Nous commençons par ce qui le préoccupe depuis presque vingt-cinq ans, le Rwanda, toujours dirigé par Paul Kagamé, au pouvoir depuis les années 90. Pas vraiment sa tasse de thé. Car pour Jacques Hogard, ce qui a provoqué le génocide reste l'attentat du 6 avril 1994, abattant le Falcon 50 du président rwandais hutu, Juvénal Habyarimana. Une attaque perpétrée alors que la guerre civile avait déjà débuté depuis 1990 entre le FPR (Front Patriotique Rwandais) de Paul Kagamé et les forces gouvernementales de l'État rwandais. Ainsi, le colonel accuse-t-il le FPR d'avoir lancé les deux missiles ayant assassiné le chef d'État:
«L'avion du président Habyarimana est abattu le 6 avril par un commando armé de missiles sol-air. Sans l'ombre d'un doute, on sait que ce commando est FPR, c'est sûr et certain, on en a toutes les preuves matérielles aujourd'hui, les numéros des missiles, le circuit d'acheminement des missiles et c'est conforté, corroboré par les généraux rwandais eux-mêmes, qui sont maintenant en dissidence.»
Une opinion dérangeante, mais qui est confortée dès 1997 par Michael Hourigan, enquêteur australien du TPIR (Tribunal Pénal International pour le Rwanda), en 2006 par l'enquête du juge français Jean-Louis Bruguière et en 2007 par celle du juge espagnol Fernando Merelles. Celle-ci est pourtant infirmée en 2014 par une deuxième enquête, du juge Marc Trévidic cette fois. Enfin, ce mercredi 10 octobre 2018, le non-lieu est requis par le parquet de Paris.
«Cet attentat est considéré comme l'élément déclencheur du génocide, c'est l'étincelle qui met le feu au baril de poudre. Il fallait cette étincelle pour que le génocide ait lieu. Je pense, c'est une conviction personnelle, que ça rentrait dans le plan de Kagamé, qui savait parfaitement qu'il ne prendrait jamais le pouvoir par les urnes et qu'il ne pouvait les prendre que par les armes. Mais que pour s'y maintenir, il lui fallait une légitimité indissoluble de l'opinion publique internationale […] Tout est fondé sur l'idéologie du génocide.»
Une autre polémique s'est aussi invitée en France. L'armée et l'État français sont accusés de faits gravissimes, concernant son rôle, voire sa complicité dans le génocide. Une thèse soutenue dans l'Hexagone notamment par un journaliste, Patrick de Saint-Exupéry et par Guillaume Ancel, ancien militaire, qui a d'ailleurs servi au Rwanda sous les ordres du colonel Hogard. L'opération Turquoise déclenchée par le gouvernement français aurait-elle servi de prétexte pour sauver le régime génocidaire?
«Je suis très fier d'avoir participé à l'opération Turquoise»
Alors que l'affaire empoisonne toujours les relations franco-rwandaises, Jacques Hogard a tant bataillé et il continue à s'insurger face à ce discours de plus en plus relayé dans notre pays. La France était auparavant l'alliée du gouvernement de Juvénal Habyarimana, celui-ci ayant même demandé de l'aide militaire au président Mitterrand face aux troubles grandissants importés par le FPR venu d'Ouganda et armé par ce pays. Hogard tient à répondre point par point à ces allégations sur le rôle de l'armée, sur l'entraînement, l'armement des génocidaires, puis une relative passivité face aux massacres:
«Quand on dit que l'armée française a entraîné des tueurs, c'est un raccourci illustrant une parfaite désinformation: l'armée française ou des coopérants français ont soutenu les forces rwandaises gouvernementales qui, à l'époque ne sont pas absolument pas impliquées dans un génocide. Personne ne sait qu'il va y avoir un génocide. Ce génocide a eu lieu à la machette essentiellement. L'armée française n'a entraîné personne à se servir de machette et n'a pas importé de machettes […] La passivité c'est absolument faux également […] Il n'y a pas d'armée française sur place, il reste sept coopérants militaires dont deux vont être tués, deux et une épouse de cadre, tués par le FPR».
Ainsi pour les commémorations des vingt-cinq ans du génocide en 2019, le colonel appréhende-t-il une nouvelle opération politico-médiatique qui viserait à accuser la France, ce qui servirait plus ou moins volontairement les intérêts américains, lesquels cherchaient depuis longtemps à évincer la France de cette région riche en minerais rares: coltan, uranate, tungstène, béryl.
«Je sais qu'un certain nombre de réseaux en France vont se déchaîner contre leur propre patrie pour essayer de la salir un peu plus. Moi, pour avoir participé à ces événements, je suis très fier d'avoir participé à l'opération Turquoise.»
Après le Rwanda, le colonel Hogard a été envoyé au Kosovo en 1999, afin de diriger les forces spéciales françaises. Sous la conduite de l'OTAN, la France, la Grande-Bretagne et l'Allemagne agissaient de concert afin d'organiser le départ des populations serbes de cette province. Alors qu'on évoque très peu en France les guerres de Yougoslavie, au point de provoquer un trou de mémoire chez Emmanuel Macron qui a soutenu que «nous vivons depuis 70 ans dans un miracle: il n'y a plus la guerre en Europe», ce témoin direct de ce conflit m'a confié quelques souvenirs de cette opération.
«C'était une balle dans la tête si ça n'allait pas assez vite»
Sa première mission consistait à prendre contact avec les différentes parties, les Serbes d'un côté et l'UCK albanaise, qu'il qualifie d'organisation «criminelle maffieuse», de l'autre. Dans l'armée de père en fils et venant d'un milieu catholique, il a clairement choisi son camp, insistant fortement sur l'alliance historique entre la France et la Serbie depuis les deux Guerres mondiales.
Immédiatement confronté à de multiples incidents provoqués par l'UCK, Jacques Hogard en retire une forte expérience. Étonnamment protégé par sa hiérarchie, il dénonce la collusion constante des Britanniques avec l'UCK puis exprime «un véritable dégoût de la désinformation ambiante». Après un mois passé au Kosovo, le colonel et ses hommes se sont distingués notamment dans la protection des populations et des monastères serbes. Suite à la protection qu'il assura du monastère de Saint Joanikijé de Devic et de ses religieuses, assailli par l'UCK en juin 1999, il sera même décoré de l'Ordre de Saint Sava par l'Église orthodoxe serbe.
«J'ai des équipes qui ont intercepté des gens de l'UCK, qui étaient en train de vider des barres d'immeubles à Stari Trg, au nord de Mitrovica, de leurs occupants serbes qui avaient ¼ d'heure pour faire leurs bagages et disparaître, parce que les nouveaux maîtres voulaient s'approprier les appartements. C'était une balle dans la tête si ça n'allait pas assez vite. Et mes équipes ont ramassé quelques vieillards serbes qui n'allaient pas assez vite».
L'UCK qui, rappelons-le, est toujours au pouvoir au Kosovo, en la personne de Hashim Thaci, homme d'État extrêmement controversé pour son rôle dans la guerre, également suspecté de trafics d'organes par le Conseil de l'Europe. Il est avec Paul Kagamé la bête noire de Jacques Hogard.
Mais une fois revenu en France, il se rend compte qu'il est devenu gênant pour l'état-major et démissionne peu après. Il va chercher à se reconvertir dans le conseil en entreprises, what else pour un jeune retraité de l'armée. Après quelques années d'errance, il fonde finalement EPEE en 2005, qui joue un rôle d'interface et de conseillère des entreprises françaises lorsqu'elles s'implantent à l'étranger, dans des zones plutôt sensibles. Et son domaine de prédilection reste l'Afrique. Mais attention, il ne s'agit pas d'une société militaire privée et ses employés ne sont pas armés.
«Essayer de promouvoir et de défendre les intérêts français»
Le nom d'EPEE a d'ailleurs été médiatisé en 2010 lorsque des djihadistes ont visé un site d'extraction d'uranium d'Areva, enlevant cinq Français. Car EPEE conseille les filiales d'Areva sur place et gère les relations entre l'entreprise, les autorités locales et les sociétés de sécurité. Seconde affaire, c'est l'assassinat d'Hugues de Samie, également ancien colonel de la Légion, qui a travaillé quelque temps pour EPEE en Libye et a été exécuté à Tripoli en 2012 dans des conditions très troubles:
«Absolument impossible de faire la lumière sur les circonstances de son assassinat et on pense quand même, a priori, que ces raisons sont liées à son passé précédent en Libye. Il venait d'effectuer trois ans en Libye pour le compte d'une société de construction navale française qui était liée au régime du colonel Kadhafi.»
Le fondateur et président d'EPEE admet sans fard avoir sans doute perdu quelques contrats à cause de ses opinions engagées, exprimées dans ses ouvrages et sur les réseaux sociaux. Son bureau en est aussi une parfaite illustration, arborant un drapeau iranien, un souvenir de Damas et le ruban de Saint-Georges, symbole de la Victoire de l'Armée rouge contre l'Allemagne nazie. Des amitiés suspectes aujourd'hui en France, mais qui lui permettent d'anticiper sur le long terme:
«Nous sommes là pour essayer de promouvoir et de défendre les intérêts français là où nous pouvons le faire. Et c'est aussi un moyen de maintenir des liens avec des pays avec lesquels, pour des raisons politiques ou diplomatiques du moment, les liens se distendent […] On ne peut pas dire que je travaille aujourd'hui avec Damas ou Téhéran, je maintiens des liens pour être prêt à le faire.»