C'est un reportage-choc comme on les aime: descente de police dans un quartier excentré, course-poursuite, une fuyarde qui s'évanouit dans la nuit… Mais la vie n'est pas un roman policier, il s'agissait dans la réalité de libérer des Nigérianes, réduites en esclavage sexuel, cloîtrées au sein d'un petit appartement dans le quartier-dortoir moscovite de Tioply Stan.
Bella, la protagoniste principale du reportage de nos confrères, s'est vu proposer au Nigéria un emploi en Russie. Elle est arrivée pendant la Coupe du monde, c'était la période «sans visa», quand la Fan-ID donnait accès libre au pays, sans complications administratives. D'après elle, des filles ont été amenées de cette manière par groupes entiers. La façon d'agir est classique: à l'aéroport de Moscou, le futur proxénète accueille les jeunes femmes et confisque leurs passeports, puis les emmène dans un appartement où vivaient depuis plus de trois ans d'autres Nigérianes. Pour recouvrer la liberté, Bella se voit contracter une «dette» de 47.500 euros, qu'elle doit désormais régler en se prostituant, toujours sous menace des «problèmes» si elle s'avisait de contacter la police.
L'organisation volontaire «Alternative» ne se soucie guère de slogans clinquants ni de communication. Ils ont trop à faire. En effet, le ministère russe de l'Intérieur fournit des statistiques sur les affaires pénales qualifiées par l'article du Code pénal d'«utilisation de main-d'œuvre réduite en esclavage»: en 2017, six poursuites ont été initiées dans toute la Russie. Par ailleurs, 21 poursuites ont étés lancées pour trafic d'êtres humains, 374 pour «enlèvement de personnes» et 458 pour «privation illégale de liberté».
Au total, ce sont 859 affaires concernant de près ou de loin des victimes de l'esclavage moderne. Il est très difficile de confondre les malfaiteurs dans ce domaine, où les «patrons» utilisent tous les moyens de pression sur leurs «ouvriers», réduits parfois à un état de servage le plus sombre. Au cours des sept dernières années, «Alternative» a libéré presque un millier de personnes. Même à l'échelle de la Russie, cela ne représente pas grand-chose, estiment ses membres.
Le fondateur de l'organisation, Oleg Melnikov, vient de la petite ville de Kimry, située dans la région de Tver, à environ 200 km à l'ouest de Moscou. Le jeune entrepreneur dit s'être «ennuyé dans sa ville natale». Parti en Ossétie, puis à Moscou, où il a travaillé dans un parti politique et a organisé un forum pour la défense de la forêt de Khimki, contre des projets d'autoroute, il accompagne en 2011 un ami qui lui dit vouloir libérer un parent retenu en esclavage au Daghestan.
«Je n'y croyais pas vraiment, mais j'ai décidé de l'accompagner et de lui donner un coup de main sur place», dit Oleg Melnikov. Sur place, il réalise la cruelle vérité. Les amis ont pu libérer cinq personnes et à son retour à Moscou, Oleg fonde l'organisation «Alternative».
«L'esclavage est devenu un problème clé pour nous, soutient Oleg. Nous essayons toujours de le résoudre. Je ne pensais pas faire cela très longtemps, je voulais juste le vaincre et en finir. Mais non, ça dure depuis sept ans!»
Impossible d'aider tout le monde et presque tout l'argent vient du business de Melnikov: plusieurs usines, des hôtels et un bar… L'argent manque toujours, puisque les 100.000 roubles mensuels (1.300 euros) qu'il collecte grâce aux dons représentent seulement quelque 5% des besoins. Les lignes de dépenses sont multiples: les volontaires achètent à certains des billets d'avion pour leur retour au pays, pour d'autres, ils payent des soins médicaux ou des cours d'intégration. Les dons ne suffisent pas, mais l'«Alternative» ne reçoit pas la moindre subvention gouvernementale.
L'histoire d'«esclavage moderne» de Bella n'est pas unique. Fin septembre 2018, RIA Novosti publiait un reportage complet sur la libération de Nigériennes, entraînées par un mélange savant de ruse et de pressions, jouant sur les croyances vaudou.
L'une des victimes décrit le rituel:
«Quand je suis entré dans la maison [avant mon départ en Russie, ndlr], j'ai vu de nombreux accessoires religieux: statues de divinités, bougies… Le propriétaire a déclaré qu'une fois que j'aurai franchi le seuil, il n'y aurait plus aucun moyen de revenir en arrière. Si je fuyais, les dieux me puniraient. Puis il a tué un pigeon et un poulet, mélangé leur sang dans un verre, y a ajouté de l'alcool et me l'a fait boire en répétant le "serment d'allégeance".»
La souricière s'est refermée. Le «bienfaiteur» a expliqué à la fille que «si elle osait désobéir à sa "maîtresse" en Russie, elle périrait d'une mort atroce.»
Face à cette atmosphère de terreur, les volontaires de l'«Alternative» pratiquent une approche en douceur. «Au début, les filles ont peur, explique au correspondant Julia Siluyanova, l'attachée de presse de l'organisation, alors nous organisons une rencontre avec des compatriotes déjà libérées pour les convaincre.» D'après l'organisation, il existe des centaines de maisons closes clandestines à travers le pays, qui sont «gérées» par des représentants influents de la diaspora nigérienne.
Les collaborateurs de l'«Alternative» ont déjà aidé au retour de travailleurs nigériens dans leur pays lors de la Coupe du monde en Russie. «Environ 200 citoyens du Nigéria attendaient leur retour dans leur pays d'origine dans la capitale russe, déclarait à l'époque à Sport-Express Julia Siluyanova. Les Africains sont arrivés à la Coupe du Monde, puis leurs billets de retour ont été annulés.»
Le mécanisme est bien le même qu'avec les Nigérianes de Tioply Stan. Quelques individus n'ayant ni licence d'agence de voyages ni aucun autre document officiel ont proposé de s'occuper d'envoyer les fans en Russie, leur faisant aussi miroiter la possibilité de travailler sur place. Ils ont pris 300 dollars américains par personne pour l'émission du Fan-ID, des billets d'avion et des hôtels. Une fois l'argent touché, les malfrats ont annulé les réservations d'hôtel et les billets de retour et se sont évanouis dans la nature. L'«Alternative» a servi de relais, avant que l'ambassade du Nigéria n'organise le rapatriement des victimes de cette escroquerie.
Avec la dernière retentissante affaire d'un homme libéré après 40 ans d'esclavage Angleterre, on comprend que la victoire sur ce fléau ne soit pas pour tout de suite non plus en Europe de l'Ouest.
Dans l'indice mondial de l'esclavage, la Russie se classe au 64e rang, et d'après la Fondation Walk Free cela ferait 5,5 «esclaves» pour 1.000 habitants. Oleg Melnikov n'est pas prêt de s'arrêter dans sa tâche…