Cette guéguerre d'annonces fait écho aux évènements d'avril 2018 à Douma. En effet, à la suite de vidéos réalisées par les Casques blancs et relayées notamment par les médias occidentaux, les États-Unis, le Royaume-Uni et la France avaient bombardé des sites gouvernementaux «pour sauver l'honneur de la communauté internationale» à la suite d'une attaque chimique attribuée à Bachar el-Assad.
Cependant, l'Organisation pour l'Interdiction des Armes Chimiques (OIAC) n'est toujours pas parvenue à confirmer qu'il y avait bien eu utilisation d'armes chimiques à Douma le 7 avril dernier, mettant à mal «les preuves» occidentales. Plusieurs reportages de terrain font aussi douter de la réalité de cette attaque, évoquant plutôt une mise en scène.
David Rigoulet-Roze, chercheur associé à l'Institut prospective et sécurité en Europe (IPSE) et rédacteur en chef de la revue Orient Stratégique, fait le point sur cette guerre de l'information en exprimant, par son expertise et ses recherches, son opinion sur cette question de l'emploi de gaz de combat.
Sputnik France: Après l'annonce de représailles par les Occidentaux si Bachar el-Assad utilisait des armes chimiques, la Russie accuse les rebelles de la province d'Idlib d'en préparer une et de faire ainsi porter le chapeau à Damas. Cette hypothèse vous semble-t-elle vraisemblable?
David Rigoulet-Roze: «Il faut demeurer extrêmement circonspect sur ce genre de déclarations, faite le 26 août et qui se présente assez largement comme une réponse à un avertissement qui aurait été formulée par John Bolton, le conseiller à la sécurité nationale du Président Trump, lors d'une rencontre le 23 août 2018 avec Nikolaï Patrouchev, son homologue en tant que secrétaire du Conseil de sécurité russe. [Bolton, ndlr] signalait que les États-Unis réagiraient avec force si Damas avait de nouveau recours à des armes chimiques dans la province septentrionale d'Idlib au cours des opérations des forces du régime qui semblent en cours de planification et que les États-Unis seraient prêts "à répondre par des actions militaires plus violentes" qu'auparavant.
Washington avait reçu le soutien affirmé de Londres et de Paris qui dans un communiqué commun s'étaient déclarés "profondément préoccupés" par l'offensive militaire des forces du régime sur Idlib et ses conséquences humanitaires potentiellement catastrophiques: "Nous soulignons également notre inquiétude face à une possible nouvelle utilisation d'armes chimiques". En ajoutant: "Nous restons résolus à agir si le régime d'Assad utilise à nouveau des armes chimiques".
C'est dans ce contexte plutôt délétère que la partie russe s'efforcerait ainsi d'accréditer une éventuelle manipulation de la part des rebelles de l'enclave. Une manière de "crier au loup" par anticipation, qui présenterait l'avantage d'exonérer a priori le régime de Damas en cas de recours éventuel à l'arme chimique dans la reconquête de cette enclave et de délégitimer a posteriori toute réponse militaire occidentale telle qu'annoncée en pareil cas. Il y a clairement une stratégie communicationnelle qui s'inscrit plus largement dans une forme de guerre de l'information indissociable de son pendant, à savoir la désinformation.»
Sputnik France: Selon certains journalistes qui s'étaient rendus sur place (Robert Fisk, grand reporter au quotidien britannique The Independent, Uli Gack, travaillant pour la ZDF, chaîne de télévision publique allemande, Pearson Sharp de la chaîne américaine One America News), l'attaque chimique de la Douma en avril dernier était fausse, une «mise en scène». Selon le rapport préliminaire de l'OIAC, l'utilisation d'armes chimiques ce 7 avril n'est pas encore avérée. Les Occidentaux ont-ils pu être victimes d'une intoxication de la part des djihadistes dans cette attaque chimique présumée?
David Rigoulet-Roze: «Dans la configuration syrienne, on est encore souvent dans le "brouillard de la guerre" selon la formule clausewitzienne consacrée. Il demeure parfois difficile de savoir avec précision qui fait quoi. Tout type de situation est donc envisageable, y compris le principe d'une manipulation éventuelle de la part de certains rebelles.
Cette attaque avait de fait donné lieu à un rapport circonstancié de l'OIAC confirmant l'utilisation de sarin et servant de fondement au rapport en date du 26 octobre 2017 fruit du travail du JIM (Joint Investigative Mechanism, "mécanisme d'enquête conjoint") de l'ONU et de l'OIAC, seul habilité à établir des responsabilités. Ce rapport établissait pour la première fois la responsabilité du régime de Damas: «Le groupe [d'experts] est convaincu que la République arabe syrienne est responsable de l'usage de sarin sur Khan Cheikhoun le 4 avril 2017».
Devant certaines évidences, Moscou n'avait pas nié la présence de sarin, mais expliqué que c'était le résultat de l'explosion accidentelle d'un dépôt stockant ce produit. Mais deux jours avant la remise du rapport incriminant Damas, Moscou avait refusé de voter le renouvellement du JIM dont le mandat venait à expiration le 17 novembre 2017 en tentant de dénigrer, voire de disqualifier les enquêtes difficiles menées par l'OIAC. [Précisions, par ailleurs, que le chef de la diplomatie russe Sergueï Lavrov, avait dénoncé le JIM et ses méthodes en novembre 2017, ndlr].
Dans le cas de l'attaque du 7 avril 2018 à Douma dans la Ghouta orientale [où s'était produite le 21 août 2013 l'attaque chimique de grande ampleur au sarin causant près de 2.000 morts et des milliers de blessés], Moscou avait dénoncé une «mise en scène». Le journaliste controversé Robert Fisk qui s'était rendu sur place le 17 avril suivant avait mis en doute la version présentée [par les Casques blancs, ndlr] d'une attaque chimique. L'enquête d'OIAC s'annonçait difficile. «Il est évident qu'un nouveau rapport accusateur, rempli de fausses preuves, est en train d'être préparé», avait même déclaré le 22 juin 2018 un haut responsable de l'armée russe, le général Igor Kirillov, lors d'une conférence de presse. En ajoutant: «La mission spéciale de l'OIAC mène son enquête comme l'entend» et que cette enquête n'avait «rien à voir ni avec l'objectivité, ni avec l'impartialité».
Or, il se trouve que le rapport préliminaire en date du 6 juillet 2018, ne confirmerait pas la présence de gaz neurotoxique de type sarin le 7 avril précédent, dont l'usage supposé avait de fait directement motivé les frappes occidentales de représailles du 13-14 avril suivant. Pour autant, l'usage de produits chimiques organiques chlorés n'est pas invalidé. Donc s'il n'y a pas eu l'usage d'un neurotoxique, cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas eu d'attaque chimique à la chlorine comme cela a été régulièrement le cas ailleurs en Syrie. Il faut donc demeurer extrêmement prudent, parce que l'enquête se poursuit dans l'attente d'un rapport définitif.
Cela semblerait néanmoins partiellement aller dans le sens de la partie russe qui avait nié d'emblée qu'il y ait eu une attaque au gaz neurotoxique, mais cela est paradoxalement aussi susceptible de constituer un certain embarras pour Moscou qui n'a eu de cesse de délégitimer le travail d'enquête de l'OIAC ces dernières années.»
Est-ce que cela risque de se renouveler dans la région d'Idlib?
David Rigoulet-Roze: «La région d'Idlib a connu plusieurs attaques chimiques au gaz neurotoxique et/ou ayant recours au chlore- depuis le début de la guerre en Syrie: la première recensée est celle qui aurait eu lieu, en date du 29-30 avril 2013, à Saraqueb, où des grenades au sarin auraient été par des hélicoptères du régime de Damas; l'année suivante, c'est celle au chlore sur Talemenes le 21 avril 2014; par la suite, celles également au chlore du 16 mars 2015 sur les localités de Sarmine et Qmenas. Ces attaques chimiques avaient d'ailleurs donné lieu à deux rapports du JIM, confirmant l'utilisation de chlore et la responsabilité des forces du régime à Sarmine dans un premier rapport en date du 24 août 2016, puis à Qmenas dans un deuxième rapport en date du 21 octobre 2016.
On ne peut pas du tout exclure qu'il y en ait d'autres, même si aujourd'hui, cette question fait l'objet d'une surveillance toute particulière. Tout d'abord parce qu'il y a une expertise reconnue de l'OIAC, laquelle s'est développée et affinée au fil des ans dans ses enquêtes sur le théâtre syrien. Et puis, chacune des parties en présence scrute l'autre pour vérifier le bien-fondé d'éventuelles accusations et pallier les possibilités de manipulation avant de répondre en conséquence.»